Pour eux, l'ancien régime l'a emporté sur la révolution. De nombreux partisans du président tunisien sortant Moncef Marzouki ne cachent pas leur amertume et leurs craintes après la victoire de Béji Caïd Essebsi.

Les résultats de la présidentielle de dimanche ont tout simplement «inversé le cours de l'Histoire», affirme ainsi l'avocat Samir Ben Amor, membre du bureau exécutif du Congrès pour la république (CPR), le parti de M. Marzouki.

Le président sortant, un opposant historique à la dictature qui a vécu de longues années d'exil en France, s'est en effet posé comme le garant des libertés et le défenseur de la révolution qui a renversé le dictateur Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011.

Pendant sa campagne, il n'a cessé de mettre en garde contre le danger que représente selon lui M. Caïd Essebsi, qui a servi les régimes autoritaires des présidents Habib Bourguiba et Ben Ali, et dont le parti compte de nombreux membres du parti aujourd'hui dissous de l'ancien dictateur.

M. Caïd Essebsi s'est voulu rassurant en affirmant lundi soir vouloir tourner «complètement la page du passé».

Peu convaincant pour M. Marzouki, qui a annoncé mardi la création d'un mouvement contre le retour de «la dictature».

«Nous sommes de nouveau à un carrefour», a lancé le président sortant devant une foule de partisans, en appelant les Tunisiens à «s'organiser de manière pacifique, de manière démocratique pour être la force qui repousse la dictature».

«Quelle déception, quel malheur» que l'élection de M. Caïd Essebsi, lâche Néjd Ben Hamza, un ingénieur de 34 ans, en dénonçant la «mémoire courte» des Tunisiens.

«N'est-ce pas Béji qui était ministre de l'Intérieur sous Bourguiba? N'est-ce pas lui qui a soutenu Ben Ali? Est-ce que la révolution des jeunes se couronne, quatre ans plus tard, par le choix d'un homme de 88 ans?», s'interroge-t-il.

«Des Tunisiens se sont sacrifiés pour qu'en fin de compte un fouloul («reste» de l'ancien régime, ndlr) soit l'homme de la période à venir», fustige Néjd, en allusion aux quelque 300 personnes tuées pendant la révolution de décembre 2010-janvier 2011.

La victoire de M. Caïd Essebsi, qui a remporté 55,68% des voix au second tour, fait craindre aux partisans de M. Marzouki, élu en 2011 par une Constituante grâce à un accord politique avec les islamistes d'Ennahda, un retour en arrière au niveau des libertés chèrement acquises après la révolution.

Peur pour les libertés

«J'ai vraiment peur pour les libertés, d'autant plus que le même parti politique va dominer tous les pouvoirs», dit Ali Troudi, un enseignant de 39 ans. Le parti de M. Caïd Essebsi, Nidaa Tounès, a en effet remporté les législatives de fin octobre et devra former le prochain gouvernement.

«Dans le discours tenu par Béji, on entend parler de lutte antiterroriste, du prestige de l'État... J'ai bien peur qu'au nom de ces causes, il y ait un retour aux pratiques répressives», ajoute ce Tunisien, qui dit avoir été harcelé sous le régime de Ben Ali parce qu'il se rendait à la mosquée pour la prière de l'aube, un signe de piété suspect pour les anciennes autorités qui réprimaient impitoyablement les islamistes.

Ali Troudi dit ne pas partager l'idéologie de M. Marzouki, mais le fait que ce «démocrate jusqu'à la moelle ait défendu ma liberté faisait de lui la bonne personne pour l'étape prochaine, la seule capable de rassembler, quelles que soient les divergences culturelles, politiques ou même religieuses».

Et les médias inquiètent beaucoup les partisans du président sortant, qui craignent que certains d'entre eux, parmi les plus populaires, montrent une trop grande déférence comme sous Ben Ali.

«Le nouveau président et son parti ne vont pas être confrontés à des médias féroces. Au contraire, ils vont être complices et cela m'inquiète sérieusement pour les libertés», prédit M. Ben Amor, jugeant que l'absence de purge du système Ben Ali dans le secteur «est l'une des raisons de la victoire d'Essebsi».

Tout au long de ses trois années à la présidence, M. Marzouki a entretenu des relations tendues avec la presse. Son camp a accusé des médias d'être acquis à la cause de son rival et de propager «rumeurs et mensonges» sur le président sortant.

Mais «le combat continue et on ne cèdera jamais», promet M. Ben Amor.