La double attaque sanglante qui a frappé le Kenya il y a moins d'une semaine a ravivé les craintes de violences politico-ethniques dans le pays, encore traumatisé par la crise post-électorale meurtrière de 2007-2008.

«Quand les dirigeants se disputent, ce sont les gens comme moi qui souffriront si ça dégénère en bagarre», confie à l'AFP John Mboyo, qui travaille comme vigile à Nairobi. «Les gens sont très inquiets».

Les Kényans sont partagés entre la peur et l'incompréhension depuis les raids des 15 et 16 juin, qui ont fait en pleine nuit une soixantaine de morts dans la région côtière de l'archipel touristique de Lamu (est).

Si les islamistes shebab liés à Al-Qaïda, que l'armée kényane combat en Somalie, ont revendiqué les attaques, le président kényan Uhuru Kenyatta, élu en 2013, a semé le trouble: il a accusé des réseaux politico-criminels locaux et dénoncé des «violences ethniques aux motivations politiques».

Or, le climat intérieur était déjà pesant, avec une montée des tensions entre pouvoir et opposition, réveillant le spectre des violences interethniques qui avaient suivi la présidentielle de 2007.

Ces violences s'étaient soldées par plus de 1200 morts et valent au président Kenyatta et à son vice-président William Ruto d'être accusés de crimes contre l'humanité par la Cour pénale internationale (CPI).

«Les violences qui se sont produites en 2007 peuvent parfaitement se reproduire en 2014», alerte Cedric Barnes, du centre de réflexion International Crisis Group (ICG).

Cependant, «l'État kényan et la société peuvent empêcher un débordement de violences ethniques s'ils le veulent», souligne-t-il, en renvoyant les «élites politiques» à leurs responsabilités.

Les raids meurtriers près de la côte - l'attaque la plus grave depuis l'assaut par un commando shebab du centre commercial Westgate à Nairobi (67 morts en septembre 2013) - étaient manifestement conçus pour avoir un retentissement maximal au Kenya, locomotive économique de l'Afrique de l'Est et haut lieu du tourisme.

Cible «idéale»

«La cible était idéale si (les assaillants) voulaient diviser les Kényans», estime une source sécuritaire occidentale.

Mpeketoni, la localité où la première attaque a fait dimanche dernier près de 50 morts, est en effet depuis des décennies une zone d'implantation kikuyu - l'ethnie la plus nombreuse du pays - dans une région côtière où elle est peu présente.

Lui-même Kikuyu, «le président l'a pris comme une attaque contre sa communauté», analyse la source sécuritaire.

D'autant que le pouvoir était déjà sur la défensive face au chef de l'opposition Raila Odinga.

Issu de la communauté luo, qui n'a jamais tenu les rênes du pays depuis l'indépendance de 1963, cet ex-premier ministre, qui a nié toute implication de son camp dans les dernières violences, a annoncé une série de manifestations et choisi la date symbolique du 7 juillet pour un rassemblement contre le gouvernement.

Il s'agit de la date anniversaire de manifestations pour le multipartisme organisées dans les années 1990 contre le régime autoritaire de Daniel arap Moi.

Selon des diplomates étrangers, le pouvoir se sent réellement menacé par la perspective des prochaines manifestations.

«Le gouvernement s'inquiète de savoir ce que (Raila Odinga) prépare, et ils en appellent au soutien de leur communauté», note un diplomate.

Dans le même temps, un sentiment anti-occidental se fait jour: les puissances occidentales sont vues comme des soutiens de l'opposition, mais aussi de la CPI, dont l'ombre plane toujours au-dessus de l'exécutif.

Dans la capitale, des jeunes ont brûlé mercredi un mannequin à l'effigie de M. Odinga et des drapeaux britanniques et américains.

Si les divisions restent vives entre communautés, c'est enfin qu'elles prennent leur source dans des problèmes de fond jamais réglés, à commencer par la propriété des terres.

À ceux qui craignent que le pays ne replonge dans l'abîme, le chef de l'opposition vient en tout cas de donner des gages. Dans une «lettre ouverte» à son rival, il a lancé vendredi un appel au dialogue. Et assuré qu'il reconnaissait les autorités en place.

De fait, il y a urgence à calmer le jeu, alors que les shebab, qui disposent de sympathisants et d'alliés sur le sol kényan, ont décrété le pays «zone de guerre».

L'ancien vice-président Musalia Mudavadi a sonné l'alarme cette semaine: alors que la sécurité du pays est un «désastre», «ce n'est pas le moment de s'amuser à des chamailleries politiques».