Ce fut l'un des pires carnages de l'histoire de l'humanité. En avril 1994, un torrent de fureur a déferlé sur le Rwanda, laissant derrière lui un peuple brisé, une terre ravagée. Vingt ans plus tard, le pays est méconnaissable. Prospère et, en apparence, réconcilié. Mais peut-on vraiment pardonner quand on a vécu l'horreur absolue, quand on a tout perdu?

Histoire d'un génocide en cinq chapitres. 

Chapitre 1 - Le choix d'Olivia 

Olivia a dû faire le plus cruel des choix. Un choix qui lui tenaille le coeur depuis 20 ans. Un choix qui la hantera toute sa vie.

Il y avait eu d'autres massacres, dans le passé. Son père lui avait raconté que, lorsque le ciel s'assombrissait, les Tutsis avaient l'habitude de se réfugier à l'église. Et d'attendre que passe la tempête.

Cette fois, pourtant, Dieu a abandonné Olivia et les siens.

Elle avait 30 ans, un mari, cinq enfants. Quand les miliciens hutus ont commencé à tuer les Tutsis des environs et à brûler leurs maisons, le 8 avril 1994, la famille a réuni quelques affaires et s'est précipitée à l'église de Shangi, dans le sud-ouest du Rwanda. Cinq mille Tutsis s'y entassaient déjà.

Pendant des jours, ils ont résisté. À coups de briques, qu'ils arrachaient littéralement des murs pour repousser leurs assaillants. Le 13 avril, les autorités ont coupé l'eau et l'électricité. Les réfugiés, de moins en moins nombreux, étaient faibles et affamés. «Nous avions si faim que nous avons mangé une vache au complet.» Ils n'ont laissé que la carcasse.

L'assaut final a été lancé le 29 avril, au petit matin. « Nous avons vu arriver trois camionnettes remplies de miliciens armés de grenades, de fusils, de gourdins et de machettes. Ils ont commencé par tuer tous ceux qui se trouvaient à l'extérieur de l'église. Mes deux aînés étaient dehors, ce matin-là. Ils n'ont eu aucune chance. Ils avaient 6 et 8 ans. »

Les miliciens se sont ensuite dirigés vers l'église. «Ils tiraient à travers les portes, à travers les murs. Ma mère nous a réunis, mes frères, mes soeurs et moi. Elle nous a dit : "Préparez-vous, mes chers enfants, car nous allons bientôt mourir." Je lui ai répondu que ce n'était pas possible ; nous étions dans la maison de Dieu.»

Les portes ont fini par céder. Les loups sont entrés dans la bergerie. Ils ont d'abord tiré sur la foule. Puis, ils ont sorti leurs machettes. Et l'église s'est transformée en gigantesque abattoir.

Olivia s'est terrée dans un coin avec les trois enfants qu'il lui restait. Les petits étaient terrifiés, sans toutefois saisir toute l'horreur de ce qui se passait sous leurs yeux. Le plus vieux, Emmanuel, n'avait pas encore 5 ans.

Non loin, un homme a demandé grâce. La réponse du milicien a glacé le sang d'Olivia. «Il lui a rétorqué que Dieu n'existait plus avant de le tuer d'un coup de machette. J'ai commencé à croire qu'il avait raison ; si les gens mouraient de cette façon, c'est que Dieu était mort. Alors, j'ai réalisé que j'étais seule. Et que je devais trouver, seule, un moyen de survivre.»

Olivia devait agir, et vite. Impossible de fuir par l'entrée principale, bloquée par une horde de tueurs. Mais il y avait une autre porte, près de l'autel. C'était sa seule chance. Une chance extrêmement mince. Il lui faudrait courir à toutes jambes, en emportant un enfant avec elle. Un seul.

«J'ai décidé de sauver le plus beau de mes enfants. Je les ai regardés, assis par terre. Ils étaient tous les trois d'une beauté extraordinaire, d'une beauté que je n'avais jamais vue auparavant. Je ne pouvais pas choisir.»

Elle l'a fait, pourtant. Elle a pris Emmanuel dans ses bras et s'est mise à courir vers la porte. Sans réfléchir. Sans regarder derrière.

Chapitre 2 - Chez Lando 

Jusqu'à ces jours terrifiants de sang et de fureur, d'aussi loin qu'Olivia se souvienne, les Tutsis avaient été opprimés au Rwanda. «Nous n'avions pas les mêmes droits que les Hutus. C'était comme ça depuis ma naissance. Mon père disait que les Tutsis n'avaient jamais été en paix depuis 1959.»

Cette année-là, la majorité hutue s'était révoltée contre l'élite tutsie, maintenue au pouvoir depuis le début du siècle par l'administration coloniale belge. Les violentes émeutes avaient fait des milliers de morts - et poussé à l'exil des centaines de milliers de Tutsis.

Ceux qui sont restés ont été traités comme les Hutus l'avaient été sous l'ancien régime : en citoyens de seconde classe. Marginalisés. Discriminés à l'embauche. Et, de temps à autre, massacrés.

Dans ces circonstances, Landoald Ndasingwa a eu de la chance. «Il a été le premier Tutsi à recevoir une bourse pour étudier au Canada. C'est le père Georges-Henri Lévesque, fondateur de l'Université nationale du Rwanda, qui avait insisté auprès du gouvernement», se rappelle son vieil ami, Jacques Roy.

Au début des années 70, Landoald Ndasingwa, appelé simplement Lando, s'est ainsi retrouvé à étudier la littérature à l'Université de Montréal. Il a rencontré sa future femme, la Montréalaise Hélène Pinsky, dans la cour de M. Roy, qui avait organisé un barbecue.

«Hélène était une femme costaude, les cheveux noirs, les joues un peu roses. Son père était d'origine russe, mais elle avait été élevée par sa mère, québécoise. C'était une fille chaleureuse, qui avait une grosse énergie et un rire éclatant, joyeux», se souvient Martine Michaud, une grande amie d'Hélène, à l'époque.

En septembre 1974, le jeune couple a pris un aller simple pour Kigali. «Hélène était déterminée; quand elle avait décidé quelque chose, elle n'hésitait pas. Mais je me souviens que sa mère était dévastée. » Deux ans plus tôt, son autre fille était morte dans un accident. «Il ne lui restait plus qu'Hélène. Elle devait avoir un pressentiment.»

Les premières années au Rwanda ont été difficiles. «Ils en arrachaient. J'avais organisé une collecte à Montréal pour leur venir en aide. Ils étaient très pauvres», dit Mme Michaud. «Lando avait déniché un emploi à l'Université nationale du Rwanda, à Butare, mais n'était pas traité comme les autres profs, explique M. Roy. Quand Hélène est tombée enceinte, ils sont rentrés à Kigali et ont ouvert un restaurant.»

Dans les années 80, le couple a inauguré Chez Lando, un petit hôtel à l'ambiance chaleureuse d'une quinzaine de chambres. «C'était le seul endroit à Kigali où les expatriés avaient des contacts avec la population locale, qui pouvait se payer les brochettes de son restaurant, dit M. Roy. À l'Hôtel des Mille Collines, il n'y avait que des Blancs et des gens du régime.»

***

Hors des murs de Chez Lando, pourtant, les tensions montaient. En octobre 1990, les combattants du Front patriotique rwandais (FPR), pour la plupart des Tutsis réfugiés en Ouganda, se sont introduits dans le nord du pays, bien décidés à renverser le régime hutu du président Juvénal Habyarimana.

Malgré la guerre civile, Lando s'est impliqué en politique. En 1991, il a fondé le Parti libéral du Rwanda. «Hélène et lui étaient très engagés», dit Mme Michaud. Ils voulaient participer à la construction d'un nouveau Rwanda, ouvert et démocratique. «Ils y croyaient.»

Soumis à de fortes pressions internationales, le président Habyarimana a dû ouvrir son cabinet à ses opposants, en 1993. Dans le cadre des accords d'Arusha, Lando a ainsi été nommé ministre du Travail et des Affaires sociales. Il était le seul ministre tutsi du gouvernement de transition, qui devait ouvrir la voie à des élections démocratiques.

En réalité, le régime préparait déjà le génocide, convaincu que la seule façon de conserver le pouvoir était de faire disparaître les Tutsis jusqu'au dernier.

Le 17 février 1994, le général Roméo Dallaire, commandant de la mission des Nations unies au Rwanda, a posté cinq Casques bleus ghanéens chez Lando pour assurer sa protection. Il venait d'apprendre qu'un «escadron de la mort» avait été formé pour l'assassiner.

Le 3 avril, Lando, Hélène et leurs deux enfants, Patrick et Malaïka, ont été reçus à la résidence de l'ambassadeur du Canada pour un brunch de Pâques. Jacques Roy, en poste à Kigali à l'époque, était aussi présent. Pressentant le pire, il a supplié Lando d'évacuer sa famille. «Hélène a refusé catégoriquement. Elle ne voulait pas laisser son mari seul à Kigali.»

Trois jours plus tard, l'avion du président Juvénal Habyarimana a été abattu alors qu'il s'apprêtait à atterrir à l'aéroport de Kigali.

Dès le lendemain, à l'aube, une vingtaine de membres de la garde présidentielle ont surgi chez Lando. Les soldats ghanéens avaient fui sans demander leur reste. Les gardes ont réuni Lando, Hélène et les enfants dans une chambre. Paniqué, Lando leur a offert de l'argent. En vain. Les tueurs les ont exécutés, un à un, d'une balle dans la tête.

Seule Malaïka a survécu au premier coup de feu. «La fille tremblait et pleurait en disant qu'elle allait mourir», a raconté, 10 ans plus tard, un témoin de la scène au Tribunal pénal international pour le Rwanda. Un officier a donné l'ordre d'en finir. Un garde a obtempéré.

L'opération n'a duré que sept minutes, mais a sonné le coup d'envoi du génocide. Dans les heures qui ont suivi, le carnage s'est étendu de la capitale aux collines. Implacablement. Huit cent mille Tutsis et Hutus modérés ont été massacrés, à coups de machettes, en 100 jours de terreur absolue.

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Le pays des mille collines vit d'agriculture, qui occupe 90% de la population et qui contribue à plus du tiers du produits national brut.

Chapitre 3 - Le nouveau Rwanda

Landoald Ndasingwa et Hélène Pinsky ne reconnaîtraient plus leur hôtel. Vingt ans après leur mort, Chez Lando a doublé de volume. Le restaurant sert toujours ses fameuses brochettes, mais les clients ont changé : désormais, c'est l'élite tutsie qui se mêle chaque soir à une faune d'expatriés occidentaux, de prostituées locales et de Chinois en quête de contrats.

Un portrait du président Paul Kagamé trône dans le hall de l'hôtel, tenu par la soeur aînée de Lando, Anne-Marie Kantengwa. Sa soeur cadette, Louise Mushikiwabo, est l'influente ministre des Affaires étrangères et de la Coopération du Rwanda.

Autrefois, Chez Lando était en retrait, sur la route de l'aéroport de Kigali. Mais la population a explosé et l'hôtel se retrouve aujourd'hui au coeur du quartier animé de Remera, dernière oasis de verdure au milieu de la jungle urbaine.

Chez Lando reflète parfaitement le nouveau visage du Rwanda : moderne et rempli de promesses. À des années-lumière de la sombre image médiévale que le pays renvoyait il y a deux décennies.

Quand l'avion se pose à Kigali, l'agent de bord prévient les passagers de se débarrasser de leurs sacs plastiques : ils sont interdits au pays. Dans les rues de la capitale, une armée de femmes balaie la poussière sans relâche. Ici, personne ne fume, sauf quelques expatriés ou journalistes de passage. Les automobilistes bouclent leurs ceintures. Les motards portent des casques. Tout est propre, efficace, ordonné.

Une transformation remarquable pour ce pays d'Afrique centrale, devenu le plus pauvre de la planète après le génocide. Aucune autre nation n'a réussi à renaître de ses cendres en si peu de temps.

Ses gorilles dans la brume attirent les touristes. Sa stabilité politique - et son absence de bureaucratie - attirent les investisseurs. Le Rwanda est moins corrompu que la Grèce et l'Italie. Le gouvernement a construit des centaines d'écoles et a mis en place un système universel d'assurance-maladie. L'espérance de vie a fait un bond de 10 ans dans la dernière décennie.

Mais s'agit-il d'un château de cartes ?

«Vu de l'extérieur, tout va bien», admet Laurien Ntezimana, théologien rwandais qui fait la navette entre Bruxelles et Kigali. «La cité se développe rapidement, avec des bâtiments propres et modernes. Maintenant, c'est dans le coeur des gens qu'il faut aller voir. Car si la reconstruction des biens matériels ne va pas de pair avec celle du coeur des gens, alors ces biens matériels finiront par être détruits, encore une fois.»

***

Pas facile de sonder le coeur de la population rwandaise. Il existe des pensées trop dangereuses pour être exprimées en public dans ce pays encore profondément meurtri par le génocide.

Nous quittons l'agitation de la capitale, vers le sud. La route sinueuse ondule au gré des collines. À chaque détour, un nouveau décor mêle l'ocre de la terre au vert changeant des rizières, des plantations de thé et des champs de cannes à sucre.

Dans un village, un ancien milicien nous raconte comment il a massacré ses voisins à coups de machette. Les villageois réunis autour de nous l'écoutent sans broncher. Le problème n'est pas là. Il survient après, quand je demande au chef combien de Hutus et de Tutsis habitent son village.

Mon accompagnateur, un journaliste local, refuse net de traduire. Il semble furieux, presque en état de choc. Il aurait été moins offusqué si j'avais demandé au chef s'il couchait avec sa propre soeur.

Il y a des questions qui ne se posent pas au Rwanda. Depuis le génocide, interroger un inconnu sur son identité ethnique est, sans doute, la pire des indélicatesses. «Hutu» et «Tutsi» sont devenus des gros mots ; on ne les prononce plus, ou alors en chuchotant, avec malaise.

«Ta question va nous créer des problèmes», grommelle le journaliste. Il a sans doute raison. Quelques minutes plus tard, des policiers nous interceptent, exigent nos papiers, menacent de nous traîner au poste.

Le président Paul Kagamé a réussi le tour de force de neutraliser les tensions ethniques après l'un des massacres les plus extrêmes de l'histoire de l'humanité. Pour y arriver, il a imposé à un peuple atrocement déchiré une identité collective. Dans le nouveau Rwanda, il n'y a plus de Tutsis et de Hutus : tout le monde est Rwandais.

Il n'y a pas d'autres vérités, pas d'autres réalités possibles. Pour s'en assurer, le gouvernement a adopté des lois qui punissent sévèrement le divisionnisme, le négationnisme et l'idéologie du génocide. Une seule interprétation de l'histoire, officielle, est permise. Celle du régime.

Chapitre 4 - La main de fer

Paul Kagamé a deux visages. Celui du président moderne, actif sur Twitter, Facebook et d'autres réseaux sociaux. Et celui du dictateur traditionnel, dont le portrait est accroché jusque dans les moindres échoppes. Le regard sévère derrière ses minces lunettes, il semble dicter aux Rwandais la marche à suivre dans les moindres aspects de leur vie.

Ce n'est pas qu'une impression. Au Rwanda, il est interdit de se balader pieds nus, de porter des vêtements sales ou même de partager une paille, sous prétexte que ce n'est pas hygiénique. Un samedi par mois, les citoyens doivent obligatoirement participer au nettoyage de leur quartier. Le progrès, ici, se réalise à marche forcée.

Au fil des ans, le régime est devenu de plus en plus autoritaire. Aujourd'hui, presque tous ses rivaux sont morts, en prison ou en fuite. Même les exilés sont en danger. Plusieurs dissidents ont été abattus dans le monde.

Est-ce le prix à payer pour maintenir la paix sociale ? Les alliés de Kigali - Londres et Washington en tête - sont prêts à le croire, et à tolérer la poigne de fer exercée par Kagamé sur la société rwandaise.

« Il est étonnant de voir les États-Unis et la Grande-Bretagne fermer les yeux sur les emprisonnements, l'intimidation et les tueries, dit l'opposant politique Boniface Twagirimana. La communauté internationale prétend aider les pays africains à promouvoir la démocratie mais ne fait rien. Les ambassadeurs nous écoutent et repartent. Les années passent. »

***

Boniface Twagirimana propose une autre version, non officielle, de l'histoire récente du Rwanda.

Celle d'un régime qui exploite le souvenir du génocide pour renforcer sa mainmise sur le pouvoir. Celle d'une élite tutsie qui profite, seule, du développement fulgurant de la capitale. Celle d'une majorité hutue, pauvre et exclue, à qui l'on refuse de reconnaître les exactions commises contre les siens après le génocide et qu'on prive de tout dédommagement.

Bref, l'histoire des perdants. Sous prétexte de traquer les génocidaires en fuite, les forces du FPR ont massacré des milliers de civils hutus en République démocratique du Congo, dénonce-t-il. « Ceux qui ont exterminé des bébés, des mamans et des vieillards dans des camps de réfugiés sont considérés comme des héros du pays. Et si vous parlez de ces crimes, on vous accuse de nier le génocide contre les Tutsis ! »

Vice-président des Forces démocratiques unifiées, un parti non reconnu au Rwanda, M. Twagirimana est l'une des rares personnes critiques envers le régime à avoir accepté de nous accorder une entrevue à visage découvert.

Les risques sont réels. Sa présidente, Victoire Ingabire, purge 15 ans de prison pour négationnisme, terrorisme et menace à la sécurité nationale.

L'entrevue, dans un hôtel de Kigali, s'étire depuis plus d'une heure. Quelques hommes rôdent autour de nous. Le FPR, dit-on, a des informateurs dans chaque quartier, dans chaque village.

« La peur a gagné toute la nation, dit M. Twagirimana. Imaginez quelqu'un dont la famille aurait été exterminée par un élément du pouvoir. Pour lui, que signifie la réconciliation ? Il ne peut pas demander justice, sachant qu'il finirait mort ou en prison. Alors, il garde le silence. »

Ce qu'il faudrait au Rwanda, dit Laurien Ntezimana, c'est une commission Vérité et Réconciliation, comme en Afrique du Sud, où tout le monde a pu exorciser les démons de l'apartheid. Et tourner la page.

« Il faut ouvrir des espaces protégés, où les gens pourront parler de leurs souffrances et des injustices qu'ils ont subies sans risquer leur vie et leur liberté. On n'y est pas encore », admet le théologien rwandais. Sans un véritable processus de guérison nationale, le Rwanda risque d'éclater à nouveau.

Il n'est pas le seul à le croire. Selon une étude gouvernementale, pas moins de 40% de la population estime qu'un autre génocide est encore possible. Cela fait beaucoup dans un pays où tout le monde, officiellement, est rwandais.

Peut-être. Mais seuls les Tutsis ont droit de pleurer leurs morts. C'est le grand paradoxe de ce pays brisé, enserré dans une camisole de force idéologique pour empêcher qu'il s'effondre.

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Le Rwanda, devenu le pays le plus pauvre de la planète après le génocide, a connu une transformation remarquable et est aujourd'hui méconnaissable. 

Chapitre 5 - Le pardon

Olivia avait une chance infime de fuir les bouchers de l'église de Shangi. Elle devait courir à toute vitesse, son fils dans les bras. Elle a échoué. Elle n'a jamais franchi la porte latérale de l'église.

Elle n'a pas été la seule à avoir eu cette idée. «Dans la panique générale, plusieurs personnes se sont précipitées vers la porte. Les miliciens se sont mis à tirer sur la foule. Les gens tombaient les uns sur les autres. Je me suis couchée sur mon enfant pour éviter les balles.»

Un corps est tombé sur elle. Puis, un autre. Olivia n'a pas bougé, malgré le sang chaud qui coulait sur son visage. Enfin, la pluie de balles a cessé. Mais pour Olivia, le cauchemar était loin d'être terminé.

Les miliciens se sont approchés pour en finir avec ceux qui respiraient encore. «Comme j'étais pleine de sang, ils ont cru que j'étais morte. Pour s'en assurer, ils m'ont donné des coups de massue dans le dos et sur la tête. Je n'ai pas réagi. Ils m'ont piétinée pendant qu'ils en achevaient d'autres. Je sentais leurs bottes s'enfoncer dans mes jambes.»

Pendant tout ce temps, Olivia est restée agrippée à son petit garçon, Emmanuel, qu'elle protégeait de son corps meurtri. Miraculeusement, les miliciens ne l'ont pas vu. Ils ont fini par quitter l'église.

D'autres sont venus, plus tard, pour évacuer les cadavres. «Ils ont violé les femmes qui n'étaient pas mortes. À un moment donné, ils étaient si nombreux à me violer que j'ai perdu connaissance. Je ne sais pas combien d'hommes sont passés sur moi.»

Olivia s'arrête pour essuyer une larme. Elle parle depuis près de trois heures, sans ménager les détails qui l'ont marquée au fer rouge. Sa mère, blessée à la machette, qui agonise. Une femme morte, violée malgré tout. Des cadavres jetés dans la fosse septique.

Dehors, le soleil est éclatant, mais son petit salon est plongé dans la pénombre. Les fleurs en plastique qui s'empoussièrent sur la table basse n'arrivent pas à égayer la pièce.

***

Olivia a retrouvé la foi, mais n'appartient plus à aucune Église. L'ancien prêtre catholique de Shangi, Aimé Mategeko, a été condamné à la réclusion à perpétuité pour «incitation aux massacres des Tutsis» qui s'étaient réfugiés dans sa paroisse. C'est lui qui avait guidé les miliciens.

Le même scénario s'est répété aux quatre coins du Rwanda. Selon un rapport officiel, 11,6 % des victimes du génocide ont été tuées dans des églises. Souvent, les prêtres étaient complices. L'un d'eux a même fait venir un bulldozer pour raser sa propre église, bondée de réfugiés.

«La Bible dit que si un loup s'attaque à un troupeau, le berger doit se sacrifier pour sauver ses brebis, dit Olivia. L'Église catholique est puissante, elle aurait pu dénoncer les massacres. Elle a préféré nous abandonner.»

Comme Olivia, de nombreux rescapés ont rejeté le catholicisme après le génocide. Beaucoup se sont convertis à l'islam et au culte évangélique. L'Église adventiste, en particulier, connaît un essor fulgurant depuis deux décennies. Et le gouvernement ne fait rien pour freiner la tendance.

L'Église catholique n'a pas fini de payer le prix de sa proximité avec l'ancien régime.

***

À Mushaka, paroisse du Sud-Ouest, le prêtre Jean-Éric Mzamwita croit avoir trouvé la solution pour ramener au bercail les brebis égarées.

Une solution toute simple : il chasse les loups de l'Église, en excommuniant les fidèles qui ont pris part au génocide.

«Après avoir passé des années en prison, ces gens commencent à revenir chez eux, explique le prêtre. Or, ils ont commis un péché extrême. Ils ne peuvent pas continuer à recevoir les sacrements. »

Pour réintégrer l'Église, les anciens génocidaires doivent se soumettre à un programme de six mois, au bout duquel ils sont évalués par un jury. «Ils doivent apprendre à réparer les profondes blessures qu'ils ont causées. Ceux qui échouent, on les fait redoubler !»

L'initiative est controversée. Ces hommes ont purgé leur peine, pourquoi leur en infliger une autre ? «Parce qu'on se trompe sur l'état réel de la réconciliation au Rwanda, répond le prêtre. En apparence, les gens vivent en paix. Mais depuis des années, ils évitent de se croiser dans la rue.»

Pourtant, les Rwandais n'ont pas le choix de pardonner. «Nous y sommes forcés. Nous sommes nés sur la même colline, nous avons grandi côte à côte, et tout d'un coup, l'un a tué l'autre. Ce n'est pas comme si une armée étrangère avait envahi le pays. Il faut réapprendre à vivre ensemble», dit Philippe Ngirente, dont la famille a été décimée à Mushaka.

Philippe a pardonné à Télesphore, l'homme qui a tué son père d'un coup de machette. «Je l'ai invité chez moi. Nous avons pleuré, puis nous avons partagé à boire et à manger.» Aujourd'hui, Télesphore est un ami, assure-t-il. « Oui, c'est possible. À Mushaka, il n'y a plus de maux de tête, plus d'angoisse. Pardonner soulage le coeur. »

***

Olivia n'a jamais soulagé son coeur.

Depuis 20 ans, il ne se passe pas une journée sans qu'elle ne se demande ce qui a guidé son choix. Pourquoi Emmanuel ? Elle n'a pas de réponse.

Elle s'imagine ses deux enfants, plus beaux que jamais, abandonnés sur le plancher de l'église. Elle se figure l'instant de mort. Les machettes, les gourdins. Mais ce n'est pas le pire.

«Le pire, c'est quand je me demande à quoi ils ont pensé quand je les ai laissés derrière. Ont-ils trouvé que j'étais une mauvaise mère ? Se sont-ils sentis trahis ?»

Ses yeux s'embrouillent. Sa voix se casse. «J'ai été malhonnête avec mes enfants, souffle-t-elle. J'aurais dû rester là-bas et être exterminée avec eux.»

Pour Olivia, le plus dur reste à faire : se pardonner à elle-même.

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Il y a 20 ans, Olivia a eu à faire un choix: sauver un seul de ses enfants lors d'un massacre dans son village. Ce choix s'est arrêté sur Emmanuel, qui était alors âgé de 5 ans.

ÉPILOGUE

Olivia a eu un autre enfant. Celui-là, elle ne l'a pas choisi. Marco est né neuf mois après le massacre de l'église de Shangi. Aujourd'hui à l'aube de la vingtaine, il compte parmi des milliers de Rwandais issus du viol, une arme de guerre redoutable pendant le génocide.

Olivia a aussi contracté le sida. À sa demande et à celle de ses enfants, nous avons utilisé des noms fictifs. Pour les soutenir : foundationrwanda.org

Cent jours de massacres

6 avril, 1994

En soirée, l'avion du président rwandais Juvénal Habyarimana est abattu par un missile, au moment où l'appareil s'apprête à atterrir à l'aéroport de Kigali. Les auteurs de l'attentat n'ont jamais été clairement identifiés.

7 avril

Dès l'aube, la garde présidentielle exécute les opposants. Parmi les victimes, la première ministre hutue modérée Agathe Uwilingiyimana, ainsi que les 10 Casques bleus belges chargés de la protéger.

21 avril

Ébranlée par le meurtre de ses 10 soldats, la Belgique retire ses troupes, qui forment la colonne vertébrale de la mission de paix au Rwanda. La force passe de 2500 soldats à 270 observateurs.

30 avril

Le Conseil de sécurité de l'ONU tient une réunion de crise de huit heures sur la situation rwandaise. Et décide de ne pas intervenir. En plein génocide, la communauté internationale abandonne officiellement le Rwanda.

22 juin

La France lance l'opération Turquoise: ses soldats établissent une «zone humanitaire sécuritaire» pour les réfugiés dans le sud-ouest du Rwanda. Mais ce n'est pas suffisant, et les massacres se poursuivent.

4 juillet

Le Front patriotique rwandais, formé de rebelles tutsis menés par le général Paul Kagamé, s'empare de la capitale, Kigali. Le régime s'effondre. Deux millions de Hutus fuient au Zaïre, devenu la République démocratique du Congo.