La guerre d'Algérie, qui a déchiré la France, continue de soulever les passions au moment où on souligne, ces jours-ci, le cinquantième anniversaire de la fin du conflit. Dans un nouvel essai, un ancien combattant dénonce les tabous qui entourent toujours ce conflit sanglant et tente de comprendre comment nombre de ses compatriotes ont pu se transformer en tortionnaires. Notre journaliste l'a rencontré.

En 1957, Claude Juin, sous-officier âgé de 22 ans, est envoyé en Algérie, comme le seront des centaines de milliers de jeunes soldats français sur une période de huit ans.

Officiellement, les troupes ont pour mission de «mettre fin à l'action des agitateurs» et de «rétablir pour tous la sécurité et la confiance» par leur action de «pacification».

«On devait d'un côté combattre. Et de l'autre côté tendre la main aux populations musulmanes», souligne en entrevue M. Juin, qui se retrouve à l'époque posté avec ses compagnons de fortune à 80 kilomètres à l'est d'Alger, dans un petit village.

Il ne tarde pas à constater que la répression menée par les troupes françaises pour contrer les fellaghas du Front de libération nationale (FLN) mène à des dérapages majeurs, dont il garde la trace par écrit.

«Pour m'évader l'esprit, je prenais des notes dans de petits cahiers que j'ai toujours gardés. J'y ai consigné une foule de choses qui me faisaient beaucoup réfléchir sur l'attitude de mes compagnons de régiment», relate en entrevue à Paris M. Juin, aujourd'hui âgé de 77 ans.

Le 25 mai 1957, des «anciens» lui révèlent peu après son arrivée qu'ils ont procédé à plusieurs exécutions la nuit, tranchant la gorge d'opposants capturés.

Quelques jours plus tard, il constate de visu à la suite d'une embuscade que les soldats n'hésitent pas à tuer sans sommation des rebelles tombés au sol. L'un des fellaghas reçoit trois balles à bout portant qui font exploser sa cervelle. «Tu verras, tu feras de même quand tu auras vu des copains mutilés par ces salauds», lui déclarent un des soldats.

Torture et exécutions

M. Juin apprend ensuite que des prisonniers sont régulièrement torturés et exécutés, la nuit, dans une ferme voisine. Un ami de longue date du contingent lui relate qu'il prend part aux exactions, allant jusqu'à tenir la tête des captifs pendant qu'elles sont tranchées. Plusieurs basculent dans une «violence extrême».

Les rares soldats qui cherchaient à dénoncer ces comportements étaient avisés de se taire. «On avait peur d'être sanctionné», relate M. Juin. Les représentants de l'État, eux, parlent de dérapages, mais nient le caractère systématique de ces pratiques.

Selon l'ancien soldat, une fraction seulement des combattants français ont participé à la torture et aux exécutions sommaires. Beaucoup ont cependant participé à des saccages ou des incendies de maisons.

L'ignorance de l'histoire de l'Algérie, le racisme anti-arabe, la conviction des jeunes Français d'être au service d'un État censé incarner les droits de l'homme, la peur, le sens du devoir, la propagande gouvernementale sont autant de facteurs qui facilitaient leur basculement dans la violence, relate M. Juin, qui est resté un peu plus d'un an en Algérie.

Peu de temps après son retour en France en 1958, il écrit un livre sous pseudonyme en utilisant des faux noms pour relater son expérience. L'ouvrage sera rapidement censuré.

«C'était une façon de me réconcilier avec ma morale», relève M. Juin, qui mettrait beaucoup de temps à aborder son expérience avec sa famille immédiate.

«Un déni d'État»

Ses recherches ultérieures sur les causes du basculement des soldats dans la violence - qu'il résume dans un nouveau livre paru chez Robert Laffont sous le titre Des soldats tortionnaires - visaient à mieux comprendre ce qu'il a vu en Algérie.

Bien que des décennies se soient écoulées depuis, et que les historiens commencent à mieux cerner le conflit, il a pu constater depuis la sortie de l'ouvrage que plusieurs anciens soldats ne veulent toujours pas «qu'on parle de ça». Un grand nombre d'anciens combattants de la guerre d'Algérie n'ont jamais voulu aborder ce qu'ils ont vu après leur retour au pays.

Au dire de M. Juin, l'attitude de l'État n'est pas si différente. «La France, en tant que nation, n'a pas fait son devoir de mémoire. C'est très clair», relève M. Juin. «Il y a eu et il y a toujours un déni d'État. On ne veut pas dire la vérité sur ce qui s'est passé. D'abord parce qu'on a été battu... Mais aussi parce qu'il y a une culpabilité par rapport à la colonisation», souligne l'auteur, qui voit le déni de la torture et des atrocités commises comme une manifestation de cette culpabilité.

Nombre d'élus continuent aujourd'hui de défendre l'idée que la colonisation a été une chose positive. Des parlementaires ont d'ailleurs voulu faire enchâsser cette reconnaissance dans une loi en 2005.

Sarkozy se prononce

Le président français Nicolas Sarkozy est revenu sur le conflit algérien il y a quelques jours, lors d'un déplacement à Nice, en évoquant les violences commises par les deux camps.

«Des atrocités ont été commises de part et d'autre. Ces abus, ces atrocités ont été et doivent être condamnés, mais la France ne peut se repentir d'avoir conduit cette guerre», a déclaré le chef d'État, qui rejette toute idée de repentir.

M. Juin ne croit pas que le retour au pouvoir de la gauche favoriserait un changement de cap radical sur la question, notamment parce que des personnalités clés comme François Mitterrand, qui deviendra plus tard président, ont joué un rôle important dans la guerre.