Le président du Nigéria, Goodluck Jonathan, en a plein les bras. Depuis lundi, le pays est frappé par une grève générale, alors que des dizaines de milliers de personnes manifestent contre le retrait d'une subvention sur le pétrole. Pendant ce temps, l'état d'urgence est décrété dans plusieurs régions du nord du pays, où un mouvement islamiste multiplie les attaques contre les chrétiens. Le géant de l'Afrique de l'Ouest, plus grand producteur pétrolier du continent, serait-il sur le bord du précipice? Nous avons posé la question à Frank Chalk, professeur d'histoire à l'Université Concordia et directeur de l'Institut de Montréal pour l'étude des génocides et des droits de l'homme.

Le président du Nigeria Goodluck Jonathan a dit récemment que son pays faisait face à une situation «pire encore que la guerre civile» des années 60, qui a fait un million de morts. Est-ce exact?

«On ne peut pas dire que la situation est pire déjà, mais il y a plusieurs dangers qui guettent le Nigeria», explique Frank Chalk. Selon lui, l'un des principaux dangers est l'existence du mouvement «extrémiste fondamentaliste musulman» Boko Haram dans le nord du pays. Ce mouvement a perpétré plusieurs attentats au cours des dernières semaines, qui visaient principalement des églises et des lieux chrétiens. La semaine dernière, le président Jonathan a affirmé que des membres de son gouvernement étaient liés à cette organisation, sans fournir de preuves à l'appui. «Il doit le faire, car son énoncé crée beaucoup d'anxiété. Plusieurs se demandent si le pays n'est pas à la veille d'une explosion politique», estime l'expert. Selon Frank Chalk, le deuxième danger est l'existence de disparités économiques très grandes dans le nord du pays, principalement musulman, qui crée davantage d'hostilités à l'égard du gouvernement dirigé par un chrétien.

Dans un tel contexte, et considérant qu'il a décrété l'état d'urgence à la fin décembre dans certaines parties du pays, pourquoi le président a-t-il décidé d'annuler une subvention sur le prix du pétrole? Du jour au lendemain, le prix du litre de pétrole est passé de 0,45$ à 0,94$. N'était-ce pas risqué politiquement?

«Le président a écouté les conseils de la Banque mondiale» et essaie d'assainir les finances du pays, estime Frank Chalk. Vieille tradition, la subvention sur le pétrole gruge chaque année 25% du budget national. «L'histoire qui se cache derrière ça est que les subventions profitent aux leaders régionaux qui s'en servent pour faire du clientélisme politique. En coupant à la source, Goodluck Jonathan a essayé de déjouer ce mécanisme. Mais politiquement, c'est un geste très irréfléchi. Il aurait dû retirer les subventions de manière graduelle. Et aider les plus pauvres du pays à garder la tête hors de l'eau, note M. Chalk. Avec cette décision, Jonathan a donné une occasion en or à ses opposants, qui peuvent mobiliser leurs partisans».

Au cours des derniers jours, plusieurs personnes ont été tuées pendant les manifestations. Doit-on s'attendre à une dégradation de la situation?

«Tout dépendra si la police est capable de ramener l'ordre sans brutaliser la population. Les policiers nigérians ne sont pas connus pour la douceur de leurs méthodes. Ils cassent des têtes et posent des questions après, et sont prompts à dégainer leurs fusils», note M. Chalk, qui a pu observer les techniques policières lors de séjours prolongés au Nigeria, où il a enseigné jadis. «Si la police échoue et que l'armée intervient, ça peut dégénérer», estime-t-il. S'il y a une escalade de la violence, les deux crises - celle du pétrole et celle des violences religieuses - pourraient se retrouver liées. Hier, notamment, des manifestants s'en sont pris à une mosquée.

Pourrait-on alors craindre une situation de génocide?

«On n'en est pas encore là. Mais le scénario catastrophe serait le suivant: la police est incapable de calmer les esprits, l'armée intervient et renverse le pouvoir, les soldats du Nord et du Sud se divisent et ceux du Nord demandent une sécession. On aurait là un scénario de guerre civile avec comme toile de fond les différences religieuses, prévient le professeur Chalk. J'ai espoir cependant que les Nigérians ont encore en tête la dernière guerre civile et qu'ils vont tout faire pour prévenir le pire».