Mohamed est allongé sur un lit, apparemment endormi, lorsque le directeur de l'hôpital psychiatrique Habeb, Abdirahman Ali Awale, le prend par les épaules et commence à le questionner.

« Comment vas-tu ? Sais-tu qui je suis ? Sais-tu comment tu es arrivé ici ? », lance-t-il à l'homme de 50 ans, qui marmonne des réponses inintelligibles, le regard perdu.

« Allez-y, parlez-lui, posez-lui des questions », ordonne le fougueux praticien à La Presse en plaçant une chaise près du patient, qui se relève soudainement et commence à lancer des phrases incohérentes dans un anglais de bon niveau.

Il y a quelques années, Mohamed était un pharmacien respecté de Mogadiscio. La guerre l'a graduellement fait sombrer dans la paranoïa et le délire jusqu'à ce qu'il poignarde sa femme et lui coupe la tête.

Il a été confié il y a quelques jours aux soins d'Abdirahman Ali Awale, qui ne perd pas espoir de ramener le Somalien à la réalité grâce à un traitement médicamenteux.

Le service d'urgence de son hôpital, caché derrière un mur sur l'artère principale de Mogadiscio, est l'un des rares établissements du pays à offrir ce type de soutien. Et il est débordé. En plus de Mohamed, qui ne semble pas faire l'objet de mesures de sécurité particulières malgré son lourd passé, plusieurs dizaines de patients dorment sur des lits ou errent dans la cour.

« Il y a l'équivalent de deux patients par lit », explique le directeur de l'établissement, qui reçoit ses visiteurs dans une pièce défraîchie où plusieurs matelas ont été relevés contre le mur pour libérer de l'espace.

« Le gouvernement n'a pas le temps de s'occuper de santé mentale. Il y a beaucoup d'autres problèmes à régler avant », déplore Abdirahman Ali Awale, qui tempête contre le manque de médicaments psychotropes dont il a besoin pour réaliser son travail.

La rareté des ressources est inversement proportionnelle à l'étendue des besoins psychiatriques. Une évaluation menée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a conclu qu'un tiers de la population du pays de huit millions d'habitants a souffert d'une forme de maladie mentale, généralement liée à la guerre.

De nombreux Somaliens ont été battus, torturés, violés ou blessés lors d'affrontements entre les belligérants qui se disputent depuis deux décennies le pouvoir laissé vacant par la chute du dictateur Siad Barré. D'autres ont perdu des êtres chers lors d'incidents ultraviolents qui les ont traumatisés pour la vie.

À ces problèmes s'ajoute celui de la dépendance au khat, une plante euphorisante très populaire qui crée des ravages sur le plan psychiatrique et contribue à la violence, relève Abdirahman Ali Awale.

Possédés par le diable

La situation est d'autant plus grave que la maladie mentale est très mal comprise par la population et donne lieu à des traitements « dégradants », au dire de l'OMS.

Les personnes atteintes sont régulièrement confiées à des guérisseurs traditionnels ou à des religieux qui n'hésitent pas à les fouetter, croyant qu'ils sont possédés par le diable. Il n'est pas rare qu'ils soient enfermés ou enchaînés pendant des années. Lors de ses visites en région avec une clinique mobile, le directeur de l'hôpital Habeb est intervenu plusieurs fois auprès de malades qui étaient totalement mis à l'écart par leur communauté.

« Où sont les organisations internationales ? », tonne-t-il en présentant une vidéo de l'une de ces visites où l'on voit un homme malade qui a été enchaîné pendant plus de 10 ans à un arbre, presque nu, sans protection contre les éléments.

« Là, là, regardez. Six mois plus tard et voilà ! », exulte-t-il lorsque défilent des images du même homme, maintenant bien vêtu, qui mange sans aide un repas dans un restaurant.

Les cliniques chapeautées par le praticien ont vu défiler, au fil des ans, plus de 10 000 patients. Les familles paient environ 50 $US par mois pour les traitements offerts. Ou rien du tout s'ils n'en ont pas les moyens.

Le directeur de l'hôpital Habeb ne cache pas que la tâche à laquelle il s'est attelé lui semble souvent insurmontable, voire désespérante.

« Il m'arrive de pleurer », confie-t-il en cachant sa tête dans ses bras comme pour simuler ses moments de désespoir. La pose s'étire pendant de longues secondes, rendant les personnes présentes mal à l'aise. Jusqu'à ce qu'Abdirahman Ali Awale se relève en tentant d'essuyer les larmes qui coulent le long de ses joues.

En Somalie, la guerre n'épargne pas non plus les thérapeutes.