Le régime tunisien ne réussira pas à faire taire la dissidence en usant de la force, préviennent plusieurs opposants de longue date du président Zine El Abidine Ben Ali, aux prises avec une vague de contestation populaire sans précédent.

«Il y a un avant et un après-Sidi Bouzid», a souligné hier Ahmed Nejid Chebbi, figure historique de l'opposition tunisienne. Sidi Bouzid, c'est la petite ville du centre du pays où ont commencé les troubles qui secouent le pays depuis plusieurs semaines.

«L'arrogance du pouvoir a été cassée et la peur du peuple a été évacuée.» M. Chebbi, que La Presse a joint à Tunis par téléphone, en veut pour preuve le fait que des manifestations continuaient dans plusieurs villes, hier, malgré les menaces des forces de l'ordre, qui ont ouvert le feu à plusieurs reprises au cours du week-end.

Selon lui, plus d'une vingtaine de personnes ont trouvé la mort dans la seule nuit de samedi à dimanche lors d'affrontements avec des policiers. Le gouvernement, lui, parle officiellement d'une quinzaine de victimes.

Hier, le président a imputé ces violences à des «bandes armées» qui se seraient rendues coupables d'un «acte terroriste» en s'en prenant aux autorités. Il a parallèlement promis, pour tenter de désamorcer la crise, la création de 300 000 emplois entre 2011 et 2012.

Des jeunes sans espoir

M. Chebbi, qui réclame au gouvernement un «cessez-le-feu immédiat», pense que le régime devra apporter des réponses sérieuses aux revendications de la population s'il veut «sauver son existence». «Ce qu'on voit est l'aboutissement de 20 ans de chômage et de misère. Les jeunes n'ont plus aucun espoir.»

Rhadia Nasraoui, avocate et militante des droits de l'homme qui fustige depuis des années le régime Ben Ali, pense aussi que le mouvement de contestation n'est pas près de s'essouffler: «Ça va continuer malgré la répression sauvage. La population réclame un changement radical. C'est un ras-le-bol général.»

Selon elle, il n'y a rien d'étonnant à ce que les forces de l'ordre aient tiré de vraies balles sur les manifestants. «Chaque fois qu'il y a eu un problème, Ben Ali n'a jamais rien trouvé d'autre que des réponses sécuritaires», s'indigne Mme Nasraoui.

Des droits «bafoués»

Mohamed Abbou, avocat de Tunis qui a été emprisonné il y a quelques années après avoir critiqué le président, croit que «le régime va tout faire pour s'accrocher au pouvoir». À son avis, les morts survenus au cours du week-end ne sont rien d'autre que des «meurtres avec préméditation». Il accuse le régime d'avoir voulu frapper fort pour intimider la population.

Récemment, à Tunis, sa femme a été prise à partie au cours d'une manifestation organisée par les avocats pour dénoncer les violences infligées à des membres de la profession. «Elle a été poussée au sol et on lui a marché sur le visage. C'est normal, ça, ici», déplore M. Abbou, qui attribue à la corruption du régime tunisien, aux libertés individuelles bafouées et aux difficultés économiques la colère observée dans les rues.

Selim Ben Hassen, jeune avocat d'origine tunisienne qui chapeaute, à Paris, un mouvement citoyen appelé Byrsa, doute que la contestation actuelle aboutisse à un renversement du régime, faute d'une opposition suffisamment structurée. La réponse intelligente à l'indignation populaire serait d'ouvrir les vannes «de la démocratie et de la liberté» plutôt que de se lancer dans une nouvelle vague de répression, souligne le militant, qui ne croit pas que le gouvernement puisse se remettre en question.

«Le modèle Ben Ali est un modèle paternaliste... Le président se voit comme le père d'un enfant en pleine crise d'adolescence qu'il faut punir pour qu'il ne dépasse pas les bornes. C'est le père Fouettard», déplore-t-il.