Des milliers de gamins errent dans les rues de Dakar, où ils sont censés suivre un enseignement religieux. Au lieu de ça, ils se font exploiter par de faux maîtres coraniques, qui les forcent à mendier et les battent quand ils ne rapportent pas assez d'argent. Human Rights Watch vient de dénoncer ce phénomène. Dans un discours qui a fait mouche à Dakar, Michaëlle Jean l'a carrément qualifié d'esclavage. Voyage au pays des talibés.

Vêtu d'une tunique tellement crasseuse qu'on n'en voit plus la couleur, Saliou tend sa boîte de conserve vide aux clients du marché Kermel, au centre de Dakar.

 

Il ne porte pas de chaussures, sa peau est couverte de gale et il se gratte furieusement. Quand on lui demande son âge, il hésite. Neuf ans? Dix?

En ce samedi matin tranquille, Saliou mendie pour son marabout - le maître de la daara, ou école coranique, où il a été placé il y a environ deux ans.

Comme la majorité des gamins qui quêtent dans les rues de Dakar, Saliou n'est pas né au Sénégal, mais dans un village de la Guinée-Bissau. C'est son père qui l'a confié au marabout qui l'héberge dans un quartier délabré en banlieue de Dakar.

Chaque jour, Saliou parcourt 20 km en bus pour se rendre en ville. Le matin de notre rencontre, tout ce qu'il avait avalé depuis son réveil, c'est du pain avec de la mayonnaise, gracieuseté d'un bon Samaritain.

Ses quelques heures de «travail» lui avaient fait gagner 400 francs CFA, l'équivalent d'un dollar. Tout l'argent était destiné au marabout.

«J'aimerais rentrer au village, mais je dois d'abord apprendre le Coran», nous a-t-il confié. Mais s'il continue à mendier du matin au soir, il n'est pas près d'avoir mémorisé tous les versets.

Saliou fait partie des milliers de gamins qui hantent les rues de la capitale sénégalaise avec leurs vêtements déchirés et leurs boîtes de tomates vides. Selon Human Rights Watch, le Sénégal compte 50 000 petits mendiants, concentrés surtout à Dakar et à Saint-Louis.

Le gouvernement a adopté une loi qui interdit la mendicité organisée. Mais elle n'est pas appliquée. Et les affaires des talibés fleurissent: leur nombre a doublé depuis sept ans.

Certains de ces gamins n'ont que 3 ou 4 ans. Ils peuvent mendier jusqu'à 16 heures par jour. Ils sont parqués dans des baraques insalubres et passent des semaines sans se laver. Ils doivent mendier leur nourriture. Et sont maltraités s'ils ne ramènent pas le «versement» exigé par leur marabout.

«Les talibés subissent des sévices extrêmes, écrit Human Rights Watch. Ce sont des conditions qui s'apparentent à de l'esclavage.»

Commerce lucratif

À l'autre bout de cette chaîne de production, des marabouts roulent sur l'or. Certains exploitent plus d'une centaine d'enfants. Leurs profits annuels peuvent atteindre 100 000$.

«C'est un trafic très lucratif, c'est mieux que la drogue, parce que la police ne vous embête pas», dit Ibrahima Niang, qui dirige l'Empire des enfants, un centre qui essaie d'arracher les talibés des griffes des marabouts et de les retourner chez leurs parents.

Logé dans un ancien cinéma, l'Empire des enfants est une oasis où les gamins peuvent jouer au baby-foot, manger à des heures régulières, suivre des cours d'arts martiaux, ou encore apprendre à écrire.

Certains des enfants y arrivent dans un état pitoyable, dit Ibrahima Niang en montrant des photos de dos lacérés et de crânes tapissés d'ulcères.

Après ce qu'ils ont vécu, ces gamins ne sont pas tous des enfants de choeur. «Tout ce qu'ils connaissent, c'est le langage de la violence», dit Ibrahima Niang. Pas évident de leur inculquer l'habitude de respecter un horaire ou de se brosser les dents!

Un des pensionnaires du centre, Galas Sene, a passé deux ans chez un marabout exploiteur. Quand il a voulu fuguer, celui-ci l'a enfermé dans un cachot. Un jour, il a vu un enfant se faire poignarder à mort par d'autres talibés. Aujourd'hui, Galas a 17 ans, tient le rôle de grand frère pour les jeunes pensionnaires de l'Empire, et rêve de devenir footballeur. Mais d'autres ne tiennent pas le coup. Ils fuguent. Souvent, ils retombent entre les mains de leur marabout.

À qui la faute?

La tradition d'envoyer les enfants dans des écoles coraniques est bien ancrée en Afrique de l'Ouest. Il y a des marabouts consciencieux et certains talibés - le mot signifie «élève» - sont bien nourris et étudient effectivement le Coran.

Est-ce par respect pour leur religion que les Sénégalais, dont 90% pratiquent l'islam, ferment les yeux sur ceux qui pervertissent cette tradition pour exploiter des enfants?

«En tout cas, je n'ai jamais vu un imam dénoncer cette pratique», déplore Ibrahima Niang.

Et les parents? «Certains ne savent pas ce que leur enfant va subir dans la capitale», dit Ousmane Sonko, éducateur spécialisé à l'Empire des enfants. Mais la pauvreté, exacerbée par la polygamie qui alourdit les responsabilités familiales des hommes, peut inciter à placer le petit dernier chez le marabout sans trop se poser de questions.

Et puis, comme le dit Corinne Dufka, du bureau de Human Rights Watch à Dakar, il existe aussi au Sénégal une certaine indifférence à l'égard des souffrances qu'endurent ces enfants. «Et c'est un des facteurs qui expliquent le fait que ces hommes qui exploitent des enfants au nom de la religion ne sont presque jamais poursuivis.»