En Afrique du Sud, ils ont été des milliers à mettre leur vie en danger pour combattre l'odieux système de ségrégation raciale qui a mis leur pays au ban des nations pendant des décennies. Leur lutte a mené à la libération de Nelson Mandela en février 1990 et au démantèlement du régime d'apartheid. Deux décennies plus tard, que pensent les Sud-Africains du pays pour lequel ils se sont battus? Notre journaliste est allée à la rencontre de deux anciens révolutionnaires pour voir si la réalité d'aujourd'hui est à la hauteur des rêves d'antan.

C'était un moment que des millions de personnes attendaient depuis longtemps, mais Jay Naidoo allait le vivre avant tout le monde. Militant syndicaliste sud-africain, il s'est rendu à l'aube à la prison de Victor Verster pour assister à la libération de Nelson Mandela. Un moment charnière dans l'histoire de l'Afrique du Sud qui, 20 ans plus tard, galvanise encore les esprits.

 

«Nous étions les premiers à arriver à la prison. C'était la première fois que nous allions voir Mandela depuis qu'il était derrière les barreaux. Quand il a été emprisonné, il était un grand boxeur solide, mais l'homme que j'avais devant moi était maintenant mince et raffiné. Il m'a dit: «Bienvenue, camarade!» J'ai tout de suite compris ce qu'il représentait, ce que représentait ce moment», se souvient aujourd'hui Jay Naidoo.

Pendant des années, le destin des deux hommes a été parallèle. Lorsque Mandela a remporté les élections, en 1994, Jay Naidoo est devenu ministre dans son gouvernement. Il l'est resté jusqu'à la retraite politique du Prix Nobel de la paix, en 1999.

En entrevue, dans le bureau luxueux de la société qu'il a mise sur pied depuis, Jay Naidoo énumère les avancées de la société sud-africaine en 20 ans. La guerre civile que plusieurs prédisaient au lendemain du retour de Mandela a été évitée. Tous, Noirs, Blancs, Indiens, «de couleur», ont le droit de vote. Tous ont le droit de se faire entendre sans aboutir en prison. Plus de 10 millions de familles ont été raccordées au système d'eau courante; 4,5 millions à l'électricité. Près de 2 millions de maisons ont été construites pour les plus démunis. «Mais cela dit, il nous reste plus à faire que ce qui a été fait.»

Ancien codétenu de Nelson Mandela à l'infâme prison de Robben Island, Neville Alexander, qui enseigne aujourd'hui à l'Université du Cap (où il lui aurait été impossible de mettre les pieds avant 1990), ne pourrait être plus d'accord.

Le fondateur du Front national de libération, qui, enchaîné à côté de Mandela, a cassé des cailloux pendant 10 ans, croit que les concessions économiques que le leader a faites au gouvernement de l'apartheid pour obtenir l'égalité politique sont aujourd'hui un frein au développement du pays.

La pauvreté, au lieu de régresser, gagne sans cesse du terrain. Les inégalités entre les groupes raciaux se sont accentuées en 20 ans. Le taux de chômage réel frôle les 40% et frappe plus durement les Noirs, qui représentent les deux tiers de la population. Le système de santé, exemplaire pendant l'apartheid, s'est écroulé.

Dans la ville qu'il habite, Le Cap, une grande agglomération qui s'étend entre l'océan et les montagnes, la géographie de l'apartheid est toujours en place. Les beaux quartiers sont entourés de townships et de bidonvilles. À l'époque des lois ségrégationnistes, les villes avaient été organisées ainsi pour fournir en main-d'oeuvre bon marché les banlieues qu'habitaient exclusivement les Blancs. Les lois de résidence ségrégationnistes n'existent plus, mais les divisions sociales restent calquées sur le modèle d'antan.

À qui la faute? Auteur de plusieurs ouvrages sur la transition du pays, Neville Alexander blâme l'ancien régime de l'apartheid mais aussi l'ANC, le parti au pouvoir depuis l'élection de Mandela, en 1994, soutenu par la majorité noire.

«C'est une nouvelle Afrique du Sud. Elle a d'immenses possibilités de développement, une charte des droits, mais des élites corrompues qui n'écoutent plus ce que dit la population. Le miracle attendu n'a pas eu lieu. C'est le temps de se remettre à lutter.» Comme il y a 20 ans, le septuagénaire promet

être au front. Cette fois avec les seules armes que lui fournit la démocratie.