La Presse s'est entretenue avec le reporter suédois Fredrik Önnevall, qui fait face à la justice pour avoir ramené dans son pays un adolescent syrien en détresse.

Vous êtes un reporter dépêché en Grèce pour couvrir la crise des migrants. Les gens désespérés que vous filmez s'apprêtent à aller risquer leur vie en sautant sur des camions qui roulent vers le nord. Un jeune Syrien maigrichon de 15 ans vous demande : « Emmenez-moi avec vous. »

Vous croyez d'abord à une blague. Mais l'enfant ne blague pas. Comment réagissez-vous ?

C'est le dilemme qu'a eu à résoudre le reporter suédois Fredrik Önnevall. « Pendant 10 ou 15 minutes, j'étais bouche bée », dit-il en entrevue téléphonique depuis Malmö, en Suède, où il travaille et habite avec sa famille.

« Ce garçon avait un oncle et un cousin en Suède. Il voulait aller les rejoindre, et il me demandait de l'aider. »

Jugeant qu'Abed (nom fictif) allait risquer sa vie en se laissant tomber d'un point surélevé pour tenter de s'accrocher à un camion qui lui ferait quitter la Grèce, où il était piégé, M. Önnevall a accepté de l'aider.

C'était au printemps 2014. Aujourd'hui, Fredrik Önnevall, 43 ans, et ses deux collègues caméraman et interprète font face aux conséquences de cette décision : le procureur qui représente le gouvernement suédois les accuse de trafic d'être humain et demande une peine de trois mois de prison. Le juge doit rendre sa décision le 9 février.

PERTE DE REPÈRES

Fredrik Önnevall n'aurait pas imaginé se retrouver dans une telle position quand ses patrons de la chaîne publique SVT l'ont envoyé en reportage en Grèce. C'était avant que la crise des migrants ne fasse la manchette.

« À Athènes, nous avions commencé à suivre un groupe de migrants. Ils avaient une entente avec des passeurs qui devaient leur faire quitter la Grèce en bateau, mais ce projet a avorté. Ils voulaient ensuite marcher jusqu'en Macédoine, mais la frontière était fermée. C'est à ce moment qu'un passeur leur a proposé de les aider à essayer de se laisser tomber sans être vus sur des camions. Ça me paraissait extrêmement dangereux. C'est là d'Abed m'a posé sa question. »

La proposition l'a « soufflé », dit-il. « Ça faisait plusieurs années que je travaillais comme journaliste, que je rencontrais des gens dans des situations difficiles. Les règles étaient claires dans ma tête. Mais cette situation m'a déboussolé. J'ai essayé de penser à plusieurs raisons pour lesquelles c'était impossible, mais tous les arguments auxquels je pensais n'arrivaient pas à me convaincre. »

« Je me disais : "On parle d'un enfant ici. Si je refuse et qu'il se blesse ou qu'il meurt, comment est-ce que je vivrais avec ça ?" »

Son équipe de tournage et lui ont donc annulé leurs billets d'avion. Ils ont acheté des billets de traversier pour rejoindre l'Italie (Abed a utilisé un faux passeport pour acheter le sien) et ont ensuite pris le train pour la Suède. Ils avaient l'air d'un groupe de touristes, et personne ne leur a posé de questions.

Fredrik Önnevall n'avait pas le coeur à la fête lorsqu'il est arrivé en Suède. « J'étais épuisé. C'était comme si on venait de m'enlever un poids immense. J'avais peur qu'Abed se fasse arrêter en chemin. Arriver en Suède a été un grand soulagement. » Le jeune Syrien a vite rejoint les membres de sa famille. Il est toujours en contact avec M. Önnevall.

LE REPORTAGE

L'histoire aurait pu finir là. Mais en Grèce, Abed avait posé sa question alors que la caméra tournait. Fallait-il inclure ce segment - et les images prises lors du voyage de retour - dans le reportage ?

« Mes patrons en ont débattu. Puis ils ont décidé de l'inclure. J'étais d'accord. Il fallait rapporter l'histoire au complet, telle qu'elle a été vécue. » C'est après la diffusion du reportage que les autorités suédoises ont déposé des accusations contre Fredrik Önnevall et ses collègues.

La réaction en Suède a été positive, dit-il. « Mon employeur m'appuie, et je reçois des tonnes et des tonnes de messages du public. Les gens se mettent à ma place, et ils me disent que j'ai fait le bon choix. Mais il y a aussi des groupes qui me critiquent. Dans certains forums internet de droite, je ne suis pas populaire... »

Quant à Abed, il est devenu résident suédois permanent, et il a pu faire venir au pays ses parents, son frère et sa soeur.

CLIMAT DIFFÉRENT

Le climat politique a changé depuis son arrivée. Plus de 80 000 migrants ont demandé le statut de réfugié en Suède en 2014, et ils étaient 160 000 à le faire en 2015. L'an dernier, l'État suédois a resserré sa surveillance. La frontière avec le Danemark, longtemps libre, est aujourd'hui contrôlée.

« Aujourd'hui, faire un voyage comme le nôtre serait sans doute impossible », dit M. Önnevall.

Même s'il se retrouve dans une situation stressante, Fredrik Önnevall est en paix avec sa décision. « Est-ce que je regrette de l'avoir fait ? Bien sûr que non. Bien sûr que non. Je ne regrette rien. »