Il y a 10 ans, Maher Arar était torturé dans une prison syrienne, avec la complicité des autorités canadiennes, jordaniennes et américaines qui le soupçonnaient à tort d'appartenir à Al-Qaïda. L'ingénieur canado-syrien a depuis obtenu réparation de la part du gouvernement canadien, mais n'a toujours pas réussi à faire admettre leurs torts aux gouvernements étrangers qui ont participé à son cauchemar. Des dizaines de milliers d'autres Canadiens, arrivés au pays après avoir subi l'innommable, sont dans la même situation. Une récente décision de la Cour suprême confirme que la loi actuelle ne permet pas à ces victimes de torture de s'adresser aux tribunaux civils du pays pour poursuivre leurs bourreaux d'outre-mer. Quelle justice pour ces rescapés de l'enfer?

Il y a 10 ans, Maher Arar était torturé dans une prison syrienne, avec la complicité des autorités canadiennes, jordaniennes et américaines qui le soupçonnaient à tort d'appartenir à Al-Qaïda. L'ingénieur canado-syrien a depuis obtenu réparation de la part du gouvernement canadien, mais n'a toujours pas réussi à faire admettre leurs torts aux gouvernements étrangers qui ont participé à son cauchemar. Des dizaines de milliers d'autres Canadiens, arrivés au pays après avoir subi l'innommable, sont dans la même situation. Une récente décision de la Cour suprême confirme que la loi actuelle ne permet pas à ces victimes de torture de s'adresser aux tribunaux civils du pays pour poursuivre leurs bourreaux d'outre-mer. Quelle justice pour ces rescapés de l'enfer?

«Ils m'ont demandé: quelle est ta pointure? J'ai répondu que je portais des 10. Ils m'ont demandé si j'aimerais porter des 13. Je pensais qu'ils plaisantaient. Mais ils ne plaisantaient pas.»

Dans les minutes qui ont suivi, Houshang Bouzari, emprisonné en Iran, a vécu les pires heures de torture de sa vie. «Ils ont pris un câble et ils ont frappé mes pieds à répétition, raconte-t-il au bout du fil. En moins d'une demi-heure, mes pieds n'étaient plus reconnaissables. Les tissus ne se remettent jamais. Encore aujourd'hui, je porte des 12.»

Torontois d'adoption, Houshang Bouzari bout encore de colère en racontant les huit mois qu'il a passés dans deux des pires prisons d'Iran. Evin, où la photojournaliste montréalaise Zahra Kazemi a été torturée à mort. Et Towhid, «une prison bien pire qu'Evin. On dit en Iran que ceux qui rentrent à Towhid n'en ressortent pas». Heureusement, Houshang Bouzari, homme d'affaires nanti, a réussi à acheter sa liberté avec 3 millions de dollars, versés au gouvernement iranien. En 1994, il a été relâché dans la circulation de Téhéran. Cinq mois plus tard, il a réussi à s'enfuir du pays. En 1998, il est arrivé au Canada avec sa famille. Il s'est alors lancé dans une grande bataille.

L'entrepreneur a intenté un procès à l'Iran en Ontario. Le procès a avorté. La Cour a tranché que la Loi sur l'immunité des États ne permet pas à un Canadien de poursuivre un gouvernement étranger ou ses représentants pour des actes de torture commis à l'étranger. La Cour suprême a confirmé cette position cet automne dans l'affaire Kazemi.

Houshang Bouzari n'a pas baissé les bras. Il a intenté un procès à Mehdi Rafsanjani, fils de l'ex-président iranien Hashemi Rafsanjani, qu'il juge directement responsable de ses déboires. Puisque le fils Rafsanjani n'occupait pas de poste au sein du gouvernement, la Cour ontarienne a jugé que l'immunité ne s'appliquait pas à ce dernier, l'a condamné en son absence et lui a ordonné de verser 13 millions de dollars en réparation à M. Bouzari.

L'accusé iranien ne s'est pas empressé de donner suite au jugement canadien et a plutôt demandé un nouveau procès en Angleterre, où il faisait son doctorat. La Cour anglaise a rejeté la requête. Les procédures judiciaires, relancées le mois dernier, reprendront en sol ontarien.

Houshang Bouzari espère avoir gain de cause, mais sait qu'il n'est pas au bout de ses peines. La récente décision de la Cour suprême dans l'affaire Kazemi ne l'a pas surpris, mais extrêmement déçu. Il est plus déterminé que jamais à faire changer la loi pour que l'immunité ne s'applique plus aux actes de torture. Ce changement serait une victoire pour lui, mais aussi pour tous les autres Canadiens qui ont été victimes de torture à l'étranger.

«Nous sommes incapables de faire emprisonner les tortionnaires, mais si on pouvait intenter un procès au civil, ce serait une bonne claque au visage des pays qui pratiquent la torture. L'Iran y penserait à deux fois avant de torturer quelqu'un si chaque coup coûtait 10 000 $», dit-il. Dans le cas d'un jugement civil, les autorités canadiennes peuvent notamment saisir les biens du pays fautif sur le sol canadien.

«Les gens me disent que je suis têtu. Que je devrais passer à autre chose! Mais je ne peux pas. Chaque os dans mon corps me demande d'obtenir justice», dit l'homme d'affaires qui vit de ses économies depuis qu'il est arrivé au Canada.

Des milliers de cas

Houshang Bouzari fait partie des milliers de survivants de la torture qui ont choisi le Canada comme pays d'accueil. Directeur du Centre pour les victimes de la torture de Toronto, Mulugeta Abai note que l'établissement qu'il dirige a reçu plus de 20 000 cas semblables au cours des 25 dernières années; 20 000 cas de souffrances atroces et de cauchemars éveillés. Les clients viennent de partout: de l'Érythrée, de la Syrie, de la Chine comme de l'Iran.

La plupart du temps, ils sont envoyés par le gouvernement canadien à qui ils viennent de demander l'asile. Au centre, ils voient des médecins, des psychiatres et des conseillers juridiques. Ces derniers les aident à préparer leur dossier pour la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Ils doivent aussi leur expliquer que pour le moment, il est presque impossible de poursuivre les tortionnaires pour obtenir réparation.

«La torture est un crime, une violation des droits de l'homme et un événement traumatisant. Pour ceux qui ont souffert de torture, guérir est le projet d'une vie. Un long défi. Et pour certains, demander justice est un élément essentiel pour retrouver leur dignité», dit Mulugeta Abai.

Ses paroles sont pesées. Il a lui-même survécu à la torture en Éthiopie. Enseignant, il a été incarcéré à trois reprises après la prise du pouvoir du gouvernement militaire en 1974. La junte l'accusait d'être à la tête d'une rébellion étudiante. À au moins une occasion, ses geôliers l'ont pendu par les pieds et les mains à un bâton et l'ont fouetté sous les pieds. «J'étais dans une cellule avec 55 personnes, tous des enseignants et des jeunes. Seulement trois de nous en sont sortis vivants», explique M. Abai.

Lui-même ne voudrait pas entamer de procédure civile contre les responsables de ses supplices. Il doute que les tribunaux canadiens soient inondés dans l'éventualité d'un changement de loi. «Beaucoup ne veulent pas entreprendre de démarche judiciaire, ça les oblige à replonger dans leurs souvenirs et ils ont souvent peur pour leurs familles et leurs amis qui sont toujours dans le pays où ils ont été victimes de torture», dit-il.

Droit criminel sous-utilisé

Mulugeta Abai croit qu'il faut sensibiliser la population à l'étendue de la pratique de la torture dans le monde et qu'il faut pousser les autorités canadiennes à ouvrir des enquêtes criminelles sur les cas de torture qui leur sont rapportés. «Les États oublient leurs responsabilités internationales. Le Canada a le pouvoir de faire des enquêtes. Ces enquêtes sont importantes parce qu'elles rencontrent deux objectifs: punir les responsables et envoyer le message que la torture est inacceptable», dit-il.

Or, le Canada se prévaut peu de cette compétence, note Fannie Lafontaine, professeure de droit à l'Université Laval. Depuis que l'Espagne a intenté un procès pour torture à l'ex-président chilien, Augusto Pinochet, le droit international donne le feu vert aux pays qui veulent poursuivre d'anciens chefs d'État pour des violations majeures des droits de la personne. «Les États restent très frileux dans l'application du droit pénal. Au Canada, on a seulement poursuivi deux Rwandais. On a une loi excellente, mais sous-utilisée. Ça s'explique notamment par les petits budgets qui sont octroyés à nos policiers pour qu'ils enquêtent à l'étranger», note Mme Lafontaine.

Supprimer les fonds

Ancienne politicienne du Kenya, Florence Terah promet de se mettre aux trousses de ceux qui lui ont tout pris si les lois canadiennes changent. En 2007, elle a été torturée par cinq hommes. Ils l'ont frappée avec une barre de fer, étranglée, lui ont ravagé les poignets avec des épines et des cigarettes. Ils ont rasé ses cheveux, les ont mélangés avec des excréments et l'ont forcée à avaler la terrible mixture. Son crime? S'être présentée aux élections contre un ministre du gouvernement de Mwai Kibaki. Quand elle a refusé de courber l'échine, ses opposants ont décidé de frapper encore plus fort: ils ont tué son fils unique. Elle s'est réfugiée au Canada où elle combat depuis ses démons. «J'ai perdu ma maison, j'ai perdu mon fils, je n'ai plus rien à perdre», dit-elle, convaincue qu'une petite dose de justice aurait un effet thérapeutique, sans pour autant lui permettre de tourner la page.

Mme Terah croit cependant que le gouvernement canadien a d'autres cartes dans son jeu pour combattre l'immunité des tortionnaires, notamment en supprimant les fonds attribués au gouvernement dans le cadre des programmes d'aide au développement. «Le président et le vice-président du Kenya ont été appelés à la barre par la Cour pénale internationale et le gouvernement canadien donne toujours de l'argent au Kenya. C'est se moquer de ceux qui ont été tués, violés, torturés et couverts de disgrâce. C'est se moquer des victimes.»

Les victimes de torture qui s'établissent à Montréal ne sont pas laissées à elles-mêmes. Le Réseau d'intervention auprès des personnes ayant subi la violence organisée (RIVO) leur vient en aide. Depuis 20 ans, une petite armée de thérapeutes et de travailleurs sociaux offre des services gratuitement. «Il est important, avec les victimes, d'ouvrir un lien de parole. Beaucoup ne veulent pas le faire devant une cour», dit Michel Peterson, un psychanalyste qui s'implique dans le réseau depuis 15 ans.

Le combat du député fédéral Irwin Cotler

Difficile d'attraper Irwin Cotler. Le député libéral de Mont-Royal est soit en réunion, soit entre deux avions, soit à des conférences. Dans les coulisses, il travaille ces jours-ci pour permettre aux victimes de torture de demander des comptes à leurs agresseurs.

« Le meilleur moment pour me joindre, c'est 7 h du matin ou minuit », dit-il au bout du fil. Le reste du temps, le professeur de droit est en croisade.

Le 20 octobre, l'ancien ministre de la Justice a déposé un projet de loi privé qui propose de modifier la Loi sur l'immunité des États. Selon cette loi, les États étrangers et les chefs d'État ne peuvent être poursuivis au civil par les Canadiens pour des torts commis dans l'exercice de leurs fonctions.

Pour le moment, il existe deux exceptions à la règle. Dans le cas d'actes de terrorisme ou de contrats commerciaux non respectés, l'immunité des États ne tient pas. Cette courte liste irrite Irwin Cotler. « C'est absurde que les Canadiens puissent s'adresser aux tribunaux pour faire respecter un contrat, mais qu'on ne donne pas d'accès à la justice aux victimes de torture et leurs familles. On doit cibler l'impunité des États qui commettent ces crimes odieux et forcer les responsables à répondre de leurs actes », dit-il, ajoutant que l'amendement qu'il veut faire adopter par le Parlement concerne les actes de torture, les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité.

Tués par la prorogation

Ce n'est pas la première fois que le Parlement se penche sur la question. Irwin Cotler était ministre de la Justice quand la photojournaliste montréalaise Zahra Kazemi a été tuée en 2003. « Je voulais changer la loi, mais on a perdu les élections avant que je puisse le faire », dit-il à ses critiques qui croient qu'il avait là une occasion en or.

En 2006 et en 2009, deux projets de loi proposant d'amender la législation actuelle ont été déposés. Mais chaque fois, ils sont tombés au combat après la prorogation des travaux de la Chambre des communes par les conservateurs.

La question est revenue sur le tapis en 2011, alors que le gouvernement se penchait sur l'idée d'accorder une exception à l'immunité des États pour les actes de terrorisme.

« À l'époque, on voulait aussi que les autres violations graves des droits de la personne soient incluses, raconte Jayne Stoyles, directrice du Centre canadien pour la justice internationale. Nous avions une bonne oreille de tous les partis, mais personne n'a voulu modifier le projet de loi qui était prêt à être adopté. Le lobby sur le terrorisme a été très efficace. Il était composé des familles des victimes de l'attentat d'Air India et des Canadiens affectés par le 11-Septembre », note-t-elle.

Quand, de son côté, Irwin Cotler a ramené la question sur le tapis, on lui a dit d'attendre que la Cour suprême se penche sur l'affaire Zahra Kazemi. Le fils de la photojournaliste tuée en prison en Iran essayait alors de faire reconnaître son droit de poursuivre l'Iran dans une cour canadienne, étant incapable d'obtenir justice et réparation dans le pays des ayatollahs.

Le mois dernier, la décision de la Cour suprême est tombée. Notant que la loi actuelle ne permet pas une telle poursuite au civil, la plus haute cour du pays rappelait que le Parlement a la capacité de changer la loi. Irwin Cotler a immédiatement rédigé son projet de loi.

Selon le député, cette fois pourrait être la bonne. « Plusieurs parlementaires en Europe ont aussi en tête des lois similaires, dit celui qui se rendra bientôt en Grande-Bretagne pour rencontrer ses pairs de Grande-Bretagne, de France, d'Allemagne. Nous voulons créer un mouvement international pour que les victimes de torture et d'autres crimes odieux puissent enfin obtenir justice. »

Porte-parole de la section canadienne-française d'Amnistie internationale, Anne Sainte-Marie croit que la bataille n'est pas gagnée d'avance. « Pensez-vous que le Canada acceptera que ses alliés économiques, comme la Chine, soient poursuivis au civil pour des actes de torture? demande-t-elle. Nous en doutons fort. »

Irwin Cotler note que le gouvernement pourrait établir une liste des pays qui peuvent être poursuivis, comme il l'a fait pour les cas de terrorisme. « Mais mon projet de loi ne propose pas d'adopter cette approche. Toutes les victimes de torture devraient avoir accès à la justice. »

Le gouvernement conservateur dit étudier le projet de M. Cotler, mais ne fait aucune promesse. « Nous étudions actuellement avec soin la proposition de M. Cotler et nous serons heureux de suivre le processus législatif approprié en ce qui a trait à son projet de loi d'initiative parlementaire », a indiqué la porte-parole du ministre de la Justice, Clarissa Lamb. Comme c'est souvent le cas, le gouvernement conservateur s'est contenté d'envoyer un énoncé par courriel à La Presse et n'a pas répondu aux questions supplémentaires.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Irwin Cotler

Des recours pour les victimes

À peu près tous les pays du monde ont une loi qui accorde une certaine immunité aux États étrangers et à leurs dirigeants, mais toutes ces lois ne s'appliquent pas de la même manière. Voici quelques exceptions à la règle.

ÉTATS-UNIS

Les mains rouges

En 1992, les États-Unis ont adopté la loi pour la protection des victimes de la torture (Torture Victim Protection Act). Cette mesure de droit civil permet d'entamer une procédure contre un individu, agissant au nom d'un pays étranger, pour des actes de torture. Pour entamer cette procédure, la victime doit avoir épuisé tous les autres recours judiciaires. Cette loi a notamment permis à la religieuse Dianna Ortiz d'obtenir 5 millions de dollars en réparation pour l'enlèvement, le viol et la torture qu'elle a subis aux mains des militaires du Guatemala. Dans le cadre de la loi américaine, elle a poursuivi le ministre de la Défense. « Le problème avec cette approche est que la personne visée doit avoir de l'argent », dit François Larocque, expert du droit international à l'Université d'Ottawa.

ITALIE 

Cas de rébellion

Selon une récente décision de la Cour constitutionnelle italienne, les Italiens qui ont été victimes du régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale ont le droit de demander des compensations pour les mauvais traitements qu'ils ont subis devant une Cour italienne. L'arrêt de la Cour met l'Allemagne dans tous ses états. En 2012, une décision de la Cour internationale de justice avait reconnu une « immunité juridictionnelle à l'Allemagne », au grand dam des organisations des droits de la personne, dont Amnistie internationale, qui estime que la décision prive les victimes de recours judiciaires. Dans sa décision d'octobre, la justice italienne a décidé de faire fi de la décision du tribunal international. « L'astuce avec le droit international est qu'il peut être violé. Quand on le viole, ça contribue à changer le droit international », explique François Larocque.

FRANCE 

Un principe civil

Dans plusieurs pays de droit civil, comme la France, les États appliquent directement le droit international, note Jayne Stoyles du Centre pour la justice internationale. La France peut à la fois poursuivre un tortionnaire au criminel et permettre à la victime d'adjoindre une poursuite au civil. Cependant, si un Français tentait de poursuivre un gouvernement étranger pour un acte commis hors de France, il se heurterait fort probablement à la décision de la Cour internationale de justice de 2012 qui embête l'Italie.

CANADA 

Cas exceptionnels

Au pays, il existe déjà deux exceptions à la loi sur l'immunité des États. Un Canadien touché par un acte de terrorisme peut notamment poursuivre au civil les pays qui soutiennent financièrement les organisations terroristes. Cependant, la liste des pays admissibles est établie par le gouvernement fédéral. L'Iran et la Syrie sont pour le moment les seuls pays qui y figurent. Un Canadien peut aussi poursuivre un État étranger si l'État ne respecte pas un contrat commercial.