Il y a 20 ans, les États-Unis, le Canada et le Mexique ratifiaient l'ALENA, aujourd'hui encore l'un des plus importants traités de libre-échange du globe. Alors que le commerce entre les trois nations fracasse des records, plusieurs grandes promesses de l'ALENA sont restées lettre morte. Retour sur une entente toujours controversée.

Peu après 2h30 du matin, le 20 février 2011, une employée du nom de Rosa Moreno travaillait sur la chaîne de montage des télévisions à haute définition LG, à Reynosa, au Mexique, quand la presse hydraulique devant elle a émis un clic métallique étrange.

La presse de 200 tonnes a connu une défaillance et s'est actionnée pendant que la femme de 38 ans était en train d'y placer une pièce d'un écran de télévision. Ses deux avant-bras ont disparu.

«En route vers l'hôpital, malgré le sang qui coulait, elle est restée consciente, car elle était terrifiée pour ses six enfants, explique Ed Krueger, un pasteur américain à la retraite qui fait du travail social dans la région depuis 1979. Elle était la seule source de revenus pour eux.»

À l'hôpital, les chirurgiens ont dû procéder à une opération pour détacher la pièce de télévision, encore soudée à ses mains écrasées. Mme Moreno a été amputée des deux mains, juste au-dessus des poignets.

100 $ par semaine

À l'époque, Rosa Moreno travaillait neuf heures par jour, six jours par semaine, et touchait un salaire hebdomadaire de 1300 pesos (100$).

L'entreprise propriétaire de l'usine a voulu lui donner quelques milliers de dollars pour clore l'incident, une somme qu'elle a refusée. Sans revenu, elle poursuit aujourd'hui la multinationale sud-coréenne LG devant un tribunal aux États-Unis. LG nie toute responsabilité, et rappelle que l'usine appartient à une société sous-traitante. La firme note que Mme Moreno ne travaillait pas pour elle, mais bien pour une agence locale de placement temporaire.

Ed Krueger voit ces histoires se répéter, encore et encore. Seuls les noms changent.

«Les gens se font couper un doigt, une main, se démettent l'épaule. Ils n'ont pas de recours. L'ALENA devait leur donner une voix, mais dans les faits, les plaintes des travailleurs n'aboutissent pas. Personne ne les écoute. C'est scandaleux.»

Le 1er janvier 2014 marquera les 20 ans d'existence de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

Les chiffres du commerce entre les États-Unis, le Canada et le Mexique révèlent un impact positif du traité sur les échanges difficile à nier.

Gary Clyde Hufbauer, chercheur au Peterson Institute for International Economics, un groupe de recherche indépendant de Washington, estime que l'accord a généralement été un succès.

Les échanges entre le Canada et les États-Unis sont de l'ordre de 800 ou 900 milliards par année, en hausse marquée, fait-il remarquer. Les échanges entre les États-Unis et le Mexique dépassent les 275 milliards. Entre le Mexique et le Canada, c'est 30 milliards en biens et en services qui sont échangés chaque année.

«Aujourd'hui, une pièce fabriquée aux États-Unis peut voyager au Canada, être modifiée, puis renvoyée aux États-Unis, puis au Mexique, pour finalement être intégrée dans un produit fini. Cela profite aux entreprises des trois pays, et pas seulement dans l'industrie de l'automobile, dit M. Hufbauer. Des entreprises des domaines de la haute technologie jusqu'à celles du textile en profitent.»

La multinationale taiwanaise Foxconn, qui fabrique la majorité des produits Apple, a récemment ouvert une imposante usine à Ciudad Juárez, au Mexique, dit-il. Elle y fabrique des ordinateurs Dell vendus aux États-Unis et au Canada. «Les multinationales asiatiques investissent au Mexique, car ça leur donne un accès direct au marché nord-américain.»

Pour Robert E. Scott, directeur à l'Economic Policy Institute de Washington, les montants des échanges entre les pays de l'ALENA sont imposants, mais ne disent pas tout.

«Le libre-échange devait faire grossir les exportations, ce qui créerait de l'emploi. Or, au Canada et aux États-Unis, on a vu une hausse bien plus rapide des importations, ce qui est négatif pour les travailleurs. Et les iniquités sociales sont en hausse. L'ALENA est un succès pour les multinationales et pour Wall Street. Pour tous les autres, c'est un échec.»

L'une des promesses de l'accord, dit-il, était la hausse des investissements massifs dans les infrastructures et l'éducation, notamment au Mexique, pays le moins développé de l'ALENA. «Cela ne s'est pas produit», dit-il.

Filet social réduit

Au Canada, note-t-il, le gouvernement fédéral a réduit la taille du filet social depuis 20 ans, pour ressembler aux politiques de Washington.

«En 1992, les dépenses du gouvernement canadien représentaient 54% de la taille du PIB. En 2008, ce n'était plus que 38%. Aujourd'hui, les dépenses sont à 41%. Les citoyens reçoivent moins de services qu'avant, et c'est une conséquence de la course vers le bas lancée avec l'ALENA.»

Imtiaz Hussain, professeur émérite à l'Université ibéro-américaine de Mexico et auteur du livre Reevaluating NAFTA: Theory and Practice, note que l'ALENA a été extrêmement bénéfique pour le volume d'investissements dans les trois pays. Le pire défaut de l'accord, dit-il, est d'avoir laissé tomber les travailleurs mexicains.

«La production à salaire dérisoire au Mexique n'a pas été éliminée, de sorte que, fondamentalement, l'intégration de ces trois pays trop disparates n'a pas été faite», explique-t-il.

Même si le pays s'est beaucoup développé depuis 20 ans, le Mexique verse des salaires tellement bas à ses employés que les expatriés doivent payer la note.

En 2013, les Mexicains qui ont émigré (légalement et illégalement) aux États-Unis ont envoyé 22 milliards de dollars à leurs familles au Mexique. À titre de comparaison, ces versements sont deux fois plus importants pour l'économie mexicaine que les revenus de l'industrie du tourisme (11 milliards en 2012), selon une étude de la firme Pew publiée en novembre.

Pour M. Scott, ce fait montre à quel point le Mexique dépend de ses expatriés pour survivre.

«L'ALENA promettait exactement le contraire», dit-il.