Naufrage d'un bateau transportant des Érythréens au large de l'île de Lampedusa, en Italie. Rafles de sans-papiers à Moscou. Expulsion de travailleurs illégaux en Arabie saoudite. L'actualité des dernières semaines démontre amplement la situation précaire dans laquelle vivent les migrants du monde. Elle illustre également l'importance du rôle que joue le juriste québécois François Crépeau, élu en 2011 rapporteur spécial des Nations unies pour les droits des migrants. De retour d'une mission d'enquête au Qatar, le professeur et titulaire de la Chaire Hans et Tamar Oppenheimer en droit international public à l'Université McGill a fait le point sur son travail avec La Presse. Nous avons condensé ses réponses.

Q: Les Nations unies ont créé en 1999 le mandat du rapporteur spécial sur les droits de l'homme des migrants. Où en sommes-nous sur cette question à la fin de 2013?

R: La question migratoire n'est discutée dans la plupart de nos pays que sous des angles extrêmement restreints. On va parler de la migration irrégulière. On va parler des informaticiens indiens. On va parler des criminels. On aborde ça de façon complètement fragmentaire, alors que la migration est l'état naturel de l'humanité. C'est aussi une question où les principaux intéressés - il y a 245 millions de migrants dans le monde - n'ont pas voix au chapitre. Et les politiciens ne font rien pour changer ça. Pourquoi? Parce que les migrants irréguliers, contrairement aux femmes, aux détenus ou aux gais, ne votent pas. Il n'y a aucun incitatif électoral à protéger leurs droits. Avez-vous entendu Thomas Mulcair dire quoi que ce soit sur l'immigration depuis deux ans? Gros zéro.

Q Quel rôle additionnel les Nations unies peuvent-elles jouer pour changer cette situation?

R: J'ai proposé que l'Organisation internationale pour les migrations, qui regroupe 150 États, soit accueillie dans la famille des Nations unies, avec une constitution réécrite de manière à lui donner un mandat de protection des droits des migrants, ce qui serait parfaitement conforme et logique avec les mandats de l'UNICEF pour la protection des enfants, de l'Organisation internationale du travail pour la protection des travailleurs, du Bureau du haut-commissariat aux droits de l'homme pour la protection des droits de l'homme. Il n'y a personne qui est le porte-flambeau de ce dossier-là.

Q: Vous rentrez d'une mission d'enquête de huit jours au Qatar, pays qui se prépare à accueillir la Coupe du monde de football en 2022 et où 88% de la main-d'oeuvre est étrangère. Qu'y avez-vous constaté?

R: Il y a au Qatar des problèmes sur les droits de l'homme des migrants à tous les niveaux. Problème de recrutement: les migrants arrivent au Qatar avec des dettes après avoir payé les recruteurs. Or, c'est interdit par la loi qatarie. Les migrants arrivent aussi avec des contrats qui ne sont pas reconnus. Les recruteurs vont dans les villages les plus reculés du Népal et font signer à des jeunes de 18, 19 ou 20 ans des contrats leur promettant des salaires de 1800$ par mois pour travailler sur des chantiers de construction ou dans des bureaux climatisés. Ces contrats sont déclarés invalides au Qatar et les jeunes doivent en signer de nouveaux qui les paieront 800$ par mois pour transporter des briques par 50 degrés au soleil. Et il y a le problème du système de «karala», ou parrainage, qui permet aux employeurs d'empêcher leurs employés de changer d'emploi ou de quitter le pays. Le niveau d'exploitation que crée ce système est énorme.

Q: Quelle est la réaction des responsables qataris?

R: Ils veulent améliorer la situation. À cause de la Coupe du monde de 2022, le Qatar est en quête de crédibilité. Et ils sont prêts à recevoir les délégations [onusiennes] et à être critiqués par celles-ci parce qu'ils savent très bien que c'est la condition de la légitimité de la Coupe du monde.

Q: Avez-vous pu confirmer les données du Guardianselon lesquelles 44 travailleurs népalais sont morts entre juin et août sur les chantiers de construction du Qatar?

R: Une mort, c'est une mort de trop, on est d'accord là-dessus. Mais il y a moins de morts parmi les 1,2 million de personnes qui travaillent dans les chantiers du Qatar qu'il y a de morts en Méditerranée en raison des blocages du flux migratoire par les pays de l'Union européenne (UE).

Q: Vous établissez un lien entre les politiques de l'UE et les naufrages de migrants?

R: Absolument. Durant les années 50 et 60, il y a des millions de Nord-Africains qui sont passés en Europe en traversant la Méditerranée et il n'y a eu aucun mort. Pourquoi? Parce que la migration était à ciel ouvert. À partir du moment où on met une barrière pour créer des obstacles, on crée et on renforce des réseaux criminels qui n'ont qu'un seul objectif: exploiter la misère de ceux qui veulent venir en Europe. Ce dont on ne parle jamais, c'est qu'on a des besoins de main-d'oeuvre non reconnue. Et ces besoins, les migrants les connaissent. Dire qu'on va les bloquer sur la Méditerranée, c'est une hypocrisie monstrueuse.