Donner un concert ou un spectacle dans un pays peu respectueux des droits de l'homme est-il une façon de promouvoir l'art et la liberté, ou plutôt d'accorder son imprimatur à un régime qui torture et qui emprisonne les dissidents? Des experts se prononcent sur un difficile dilemme qui rappelle celui rencontré par nombre d'entreprises dans leur quête de nouveaux marchés.

Lara Fabian au service du régime tortionnaire ouzbek?», disait la manchette qui a fait le tour de Twitter et de Facebook, il y a deux semaines.

La chanteuse canado-belge, qui a vendu plus de 18 millions d'albums en carrière, était sur le point de donner un concert en Ouzbékistan, à l'invitation de la fille jet-set du président Islom Karimov, l'homme fort qui dirige «l'un des pays les plus répressifs du monde», selon l'Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT).

Moins de 24 heures après la publication de la nouvelle, la chanteuse annulait la représentation.

«Je n'y vais pas, car je ne veux pas cautionner une telle politique ni servir de «vitrine «à son gouvernement», a-t-elle écrit dans une lettre ouverte.

Pour François Poulin, coordonnateur de la section canadienne de l'ACAT, l'organisation internationale qui a dénoncé la tenue du concert, Mme Fabian essaie habituellement de s'associer à des causes justes.

«Mais quand les gens vont travailler directement pour un gouvernement totalitaire, qui interdit la liberté d'expression et pratique la torture, ça ne va pas, et on l'a bien vu ici», dit-il.

Dossier réglé? Pas tout à fait: dans le cadre de sa tournée, Lara Fabian donnait, cette semaine, un spectacle en Biélorussie, pays totalitaire surnommé «la dernière dictature d'Europe». Sting, Scorpions et Metallica s'y sont notamment produits en concert ces dernières années, et leur présence n'a été rendue possible que parce que le régime l'a bien voulu, selon la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH).

Est-ce éthique pour les artistes d'aller donner des représentations - généralement hautement rémunérées - en pays totalitaire?

Chip Pitts, expert des droits de l'homme qui enseigne l'éthique des affaires à l'Université Stanford, croit que les artistes peuvent se produire dans les pays non démocratiques - sous certaines conditions.

«Il y a une différence entre aller donner un spectacle pour Kim Jong-un en Corée du Nord et donner un concert pour des fans dans un pays non démocratique», indique M. Pitts en entrevue téléphonique, citant en exemple le concert donné par Paul McCartney sur la Place Rouge, en 2003.

Faire découvrir la culture occidentale aux citoyens des pays totalitaires, c'est ouvrir une brèche qui ne peut être refermée, dit-il.

«Même en Chine, on voit une ouverture aux réseaux sociaux, aux idées démocratiques. C'est le contact avec l'Ouest qui permet cela. On ne voit pas cela en Corée du Nord.»

Les entreprises doivent activement faire leur part pour améliorer la situation dans les pays où elles brassent des affaires, ce qui peut être fait en partenariat avec une organisation gouvernementale (ONG). «En 2013, ce n'est pas suffisant de récolter un chèque. On doit pouvoir montrer qu'on fait bouger les choses dans la bonne direction», dit-il.

Ni politique ni religieux

Comme entreprise internationale, difficile d'afficher une plus grande diversité que le Cirque du Soleil. Parmi ses 5000 employés sur la planète, on parle 25 langues et on compte 42 nationalités.

Le Cirque a aussi présenté des spectacles dans des pays non démocratiques ou critiqués par les organisations de défense des droits de l'homme, comme le Kazakhstan, la Russie et la Chine, notamment.

Quand le Cirque voyage à l'étranger, il «ne se mêle pas de ce qui est politique ou religieux», explique Agathe Ali, directrice principale des Relations avec les communautés.

«Cela dit, on n'est pas naïfs, on n'est pas dupes. On suit les nouvelles comme tout le monde. On espère avoir un impact positif là où on va. On communique avec les gens avec l'art, c'est notre mission.»

Gil Favreau, directeur, Action sociale et relations avec les communautés au Cirque, donne l'exemple du Brésil, où le Cirque fait des spectacles, un pays nouvellement démocratique, avec des problèmes sociaux criants et une énorme disparité entre les riches et les pauvres.

«Au Brésil, l'emplacement pour notre chapiteau était situé à côté d'une favela [NDLR: bidonville]. On a donné accès au spectacle à des gens défavorisés, on a pris soin de créer de l'emploi localement. On n'est pas parfaits, mais on essaie de ne jamais perdre de vue notre rôle citoyen.»

Jean-François Michaud, conseiller principal, Responsabilité sociale, se souvient que, dans un spectacle présenté aux Émirats arabes unis, les gens du Cirque sont arrivés au soir de la première pour constater que, dans l'auditoire, les hommes étaient assis d'un côté du chapiteau, et les femmes de l'autre côté.

«C'était une surprise pour nous, dit-il. Qu'est-ce qu'on fait dans un cas comme ça? On dit aux gens: «Mélangez-vous? ". Non. Nous ne voulons pas imposer notre culture, tout comme les gens des Émirats arabes ne peuvent imposer leur culture quand ils viennent à Montréal.»

L'impact des investissements

L'événement devait propulser le pays répressif dans le XXIe siècle. Sous prétexte de participer à cette avancée majeure, des dizaines d'entreprises occidentales, dont Coca-Cola, Volkswagen et UPS ont commandité les Jeux olympiques de Pékin. Cinq ans plus tard, les avancées promises ne se sont pas matérialisées.

«On nous avait dit: «Mettez vos doutes de côté: la Chine va s'ouvrir grâce à ces Jeux», explique Anne Sainte-Marie, responsable des communications du volet canadien d'Amnistie Internationale. Eh bien, depuis les Jeux, on a pu constater une détérioration du respect des droits de l'homme.»

L'économie, elle, a explosé. Et la Chine continue d'être courtisée par virtuellement toutes les grandes entreprises du globe.

Est-ce à dire qu'elles devraient repenser leurs relations avec les pays qui ne respectent pas les droits de l'homme?

David Detomasi, professeur en affaires internationales à la Queen's School of Business de l'Université Queen's, à Kingston, note qu'à long terme, les investissements étrangers ont généralement un impact positif sur les pays non démocratiques.

«À court ou moyen terme, ça peut être difficile de voir des progrès. Mais de nombreuses études montrent que ces investissements créent de l'emploi, sont une source de revenus pour les gouvernements, et implantent une technologie et un savoir-faire qui favorisent l'éducation spécialisée», dit-il.

M. Detomasi note que la qualité de vie de la population devrait servir de guide dans le débat, que le pays soit démocratique ou non.

«Singapour n'est pas démocratique, mais le pays est très bien géré, la population est en sécurité, etc. En contrepartie, la Russie est officiellement une démocratie, mais le pays vit d'importants problèmes. Ce n'est pas noir et blanc.»

Pour François Meloche, gestionnaire des risques extrafinanciers chez Bâtirente, qui gère les régimes de retraite de 26 000 travailleurs des syndicats affiliés à la CSN, le problème est le plus criant quand les entreprises font directement affaire avec les gouvernements, notamment dans l'industrie des mines et du pétrole.

«Quand les entreprises tentent d'acheter des concessions minières auprès des gouvernements, elles sont en compétition féroce, dit-il. Les risques de corruption sont élevés.»

À ce titre, chaque pays est unique. En Russie, note-t-il, c'est l'État qui contrôle les ressources naturelles, et les organisations internationales dénotent un niveau élevé de corruption. «Pour nous, c'est sûr qu'il y a une lumière rouge qui s'allume quand une entreprise va en Russie. Au Kazakhstan, c'est encore pire.»

Or, regarder la fiche de route ou la réputation d'un pays n'est pas suffisant.

«Il faut voir comment le contrat a été négocié. Est-ce que les redevances sont intéressantes pour le pays hôte? À quoi sert l'argent remis au gouvernement? Est-ce que l'argent se perd en cours de route?»

Sur la bonne voie

À ce chapitre, l'Initiative de transparence des industries extractives (ITIE), regroupement international prônant la transparence basé en Norvège, réussit rapidement à imposer des normes poussées de divulgation.

En 2009, deux pays producteurs répondaient aux normes de l'ITIE, et 200 millions en revenus ont été divulgués. En 2013, 21 pays, dont le Burkina Faso, ont reçu le sceau d'approbation, et 1 milliard en revenus ont été analysés.

Pour David Detomasi, de l'Université Queen's, ces normes internationales sont un pas dans la bonne direction, mais leur efficacité n'est pas assurée.

«J'aimerais de tout mon coeur croire qu'elles fonctionnent, mais j'ai des doutes. Par exemple, si des entreprises s'entendent pour ne pas payer de pots-de-vin à un régime corrompu, il suffit qu'une entreprise décide de se désolidariser pour que l'effort échoue. Et puis, les entreprises venant de pays non démocratiques pourraient avoir un avantage, car elles n'ont pas à se soucier de respecter ces normes.»

Les échanges canado-chinois en pleine croissance

Le bilan de la Chine en matière de droits de l'homme, qui est régulièrement dénoncé par des organisations non gouvernementales, ne semble pas constituer un frein pour les entreprises canadiennes.

Les échanges entre les deux pays ne cessent de croître. À tel point que le géant asiatique constitue désormais le deuxième partenaire économique en importance du Canada, devancé seulement par les États-Unis.

Parmi les firmes canadiennes qui courtisent actuellement le marché chinois, avec le soutien actif du gouvernement fédéral, figurent plusieurs fleurons de l'industrie, dont Bombardier.

L'entreprise québécoise vient d'annoncer qu'une importante société de crédit-bail chinoise avait placé une commande pour ses nouveaux avions CSeries d'une valeur potentielle de plus de 2 milliards de dollars. Le contrat a été divulgué à Pékin à l'occasion d'une visite du gouverneur général du Canada, David Johnston, au président chinois Xi Jinping.

La directrice des communications de Bombardier, Isabelle Rondeau, affirme que la firme est soucieuse des droits de l'homme et respecte scrupuleusement les lois internationales dans ses activités commerciales, par exemple en se conformant aux embargos.

«Mais on ne peut pas dicter à un gouvernement souverain la façon de gérer ses affaires», précise la porte-parole, qui se dit convaincue de l'effet bénéfique de l'engagement de l'entreprise en Chine.

Les produits de Bombardier, axés sur les transports, favorisent, selon elle, la circulation des gens et de l'information et contribuent à ce titre à assurer une «transparence» accrue dans le pays.

Le géant de l'automobile Magna est aussi très engagé sur le marché chinois. Selon le Conseil d'affaires Canada-Chine (CCBC), la firme emploie désormais plus de 8000 personnes dans le pays, réparties sur 25 lieux distincts. Le service de relations publiques de l'entreprise n'a pas donné suite aux demandes d'entrevue de La Presse.

La société de gestion Power Corporation (propriétaire de La Presse par sa filiale Gesca) est aussi active depuis des décennies en Chine. À ce sujet, le porte-parole de l'entreprise, Stéphane Lemay, a référé La Presse à l'énoncé de responsabilité sociale de l'entreprise.

Celui-ci précise que l'entreprise inclut «les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance» dans son processus d'analyse de placements. Il souligne par ailleurs que Power Corporation entend «soutenir les intentions qui sous-tendent les principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme».

« Débats internes »

Le président du CCBC, Peter Harder, dont l'organisation encourage depuis 35 ans les échanges commerciaux entre les deux pays, est convaincu que les échanges économiques avec la Chine favorisent une évolution positive du pays en matière de respect des droits de l'homme.

Des centaines de millions de Chinois, souligne M. Harder, ont été tirés de la pauvreté par le développement des dernières décennies, favorisant l'émergence d'une importante classe moyenne susceptible de peser dans les orientations du pays. Des dizaines de milliers de Chinois viennent aujourd'hui étudier au Canada.

«L'interdépendance économique favorise les échanges de personne à personne et transforme les deux côtés», relève le président du CCBC, qui se félicite du fait que l'entrée du pays dans l'Organisation mondiale du commerce a forcé l'adoption d'un cadre légal rigoureux favorable au commerce et au développement.

Bien que le Parti communiste maintienne son emprise sur le pays, le pouvoir est «largement décentralisé» et s'exerce à travers un grand nombre d'acteurs, ce qui favorise une certaine ouverture.

«Il y a bien plus de débats internes en Chine que les gens ne le croient sur la manière, pour le régime, de livrer les réformes économiques et sociales requises pour le bien-être de la population tout en préservant la légitimité du Parti communiste», souligne M. Harder.

Son intervention survient alors que nombre d'observateurs dénoncent un accroissement de la répression en Chine contre les militants de tout acabit. Un attentat survenu en début de semaine à la place Tiananmen a par ailleurs ramené sous les projecteurs la situation difficile des Oïghours, population musulmane marginalisée.

M. Harder pense que ces évènements doivent être pris avec du recul. «Il faut considérer la situation de la Chine sur le long terme. Il y aura des hauts et des bas dans l'évolution du pays», dit-il.