De São Paulo au Caire en passant par Hong Kong, Sofia et Istanbul, rarement a-t-on vu autant de citoyens dans la rue qu'au cours des dernières semaines. Si 2011 fut l'année du printemps arabe, 2013 pourrait bien marquer l'histoire comme celle du soulèvement de la classe moyenne. Portrait d'un ras-le-bol qui carbure ironiquement... au succès économique.

Guilherme Manhaes est le genre de citoyen dont personne n'avait vu venir la colère. À 28 ans, cet avocat de Rio de Janeiro fait partie de la classe moyenne qui émerge à toute vitesse au Brésil - un pays qui a connu l'une des croissances économiques les plus fulgurantes du globe au cours des 10 dernières années.

Mais M. Manhaes n'a pas passé les dernières semaines à porter des toasts à la nouvelle influence de sa nation sur les marchés mondiaux.

«Avec ma femme, je suis dans les rues de Rio, a-t-il expliqué à La Presse. On manifeste contre la mauvaise qualité des services publics et la collusion. Il y a beaucoup de problèmes au Brésil, malheureusement.»

Comme lui, 1 million de Brésiliens ont pris la rue au mois de juin, déclenchant le plus important mouvement de protestation des 20 dernières années dans le pays.

Mais la situation ne touche pas que le Brésil. En Turquie, à Hong Kong, au Chili, en Bulgarie, en Indonésie, les citoyens sont aussi descendus en masse dans les rues récemment, prenant souvent leur gouvernement par surprise.

Que se passe-t-il? Selon Moises Naim, associé à la Fondation Carnegie pour la paix internationale et auteur du livre The End of Power, la presque totalité de ces mouvements de protestation découle d'un phénomène qu'on n'a pas tendance à associer d'emblée aux troubles sociaux: le succès.

«Regardez les pays où les citoyens protestent, dit-il. Ce sont presque tous des pays qui ont connu de très fortes performances économiques au cours de la dernière décennie. Des pays qui ont été très efficaces à sortir les gens de la pauvreté, à faire croître leur classe moyenne, à fournir davantage d'éducation aux jeunes.»

Tout n'est pas parfait dans les pays concernés, loin de là. Mais pourquoi protester quand les choses bougent?

«Parce que le succès nourrit les attentes, répond M. Naim. Et les attentes de la population grandissent toujours beaucoup plus rapidement que la capacité des gouvernements à y répondre.»

Les soulèvements actuels sont donc très différents de ceux du Printemps arabe, qui avaient fait tomber des dictatures. Cette fois, note M. Naim, c'est surtout la classe moyenne de pays démocratiques qui monte au front. Pas nécessairement pour mettre fin à une impasse, mais pour réclamer davantage de possibilités.

Si les mouvements de protestation sont très efficaces à déstabiliser les gouvernements, M. Naim les juge cependant très mauvais à apporter des solutions et à gouverner eux-mêmes. Dans une analyse publiée dans The Guardian, le journaliste et auteur Seumas Milne note d'ailleurs qu'en l'absence de structure et de programme politique clair, les mouvements de protestation auxquels on assiste sont voués à n'être que des feux de paille ou, pire, à être détournés par d'autres groupes plus organisés.

«L'un des problèmes est que les partis politiques ont fait un travail atroce au cours des 20 dernières années pour attirer les jeunes et ceux qui veulent changer le monde, dit Moises Naim. Les activistes et idéalistes se retrouvent donc dans des organisations non gouvernementales et d'autres mouvements qui ne peuvent prendre le pouvoir.»

Que se passera-t-il dans les pays concernés? D'autres suivront-ils la vague?

«Personne n'avait anticipé le début de ces protestations et il est tout autant impossible de prédire comment et quand elles cesseront, dit M. Naim. Mais ce qui est clair, c'est que le climat politique des pays touchés a radicalement changé. Et que d'autres pays vont suivre - ça, j'en suis convaincu.»

Des étincelles qui déclenchent des incendies

Au Brésil, une hausse des tarifs d'autobus dans la ville de Porto Alegre a conduit aux plus grosses manifestations que le pays a connues en 20 ans. En Turquie, c'est le projet de raser un parc pour ériger un centre commercial qui a mis le feu aux poudres. En Bulgarie, la nomination d'un homme d'affaires controversé à un poste politique a déclenché la colère des citoyens... qui ne s'est jamais atténuée, même après l'annulation de la nomination.

«Tous ces évènements ont commencé petits, puis sont devenus très gros, très rapidement, note Moises Naim. Dans chaque pays, les problématiques sont hyper locales, mais il y a un effet de contagion. Les manifestants gagnent en énergie en voyant ce qui se passe ailleurs dans le monde.»

Les Québécois connaissent le phénomène. Qui avait prédit que la hausse des droits de scolarité par le gouvernement Charest provoquerait l'an dernier les plus importants soulèvements depuis la Révolution tranquille?