Au-delà de la colère religieuse, la violence engendrée par la circulation d'images tirées d'un film anti-islam est également symptomatique des luttes de pouvoir dans le monde musulman, selon deux observateurs. L'imam montréalais Omar Koné dirige le Centre soufi de Montréal, et le professeur Sami Aoun, de l'Université de Sherbrooke, a signé de nombreux ouvrages sur l'étude de l'islam.

Q Pourquoi le prophète Mahomet ne doit-il pas être représenté sur des images ?

R Sami Aoun: Parce que l'islam s'est fondé sur une idée iconoclaste. L'islam dit: «Il n'y a de Dieu que Dieu. La seule divinité, c'est Dieu, Allah.» On interdit alors toute représentation imagée. Dans le judaïsme, c'est semblable. Dans le christianisme, c'était la même idée au début, mais avec le Saint-Empire romain, il y a eu un débat entre les iconoclastes et ceux qui désiraient une représentation. Cette dernière tendance a gagné chez les orthodoxes, puis chez les catholiques. La non-représentation a gagné chez les protestants. L'islam adhère à la tendance de la non-représentation.

Q On peut le voir comme une volonté, lors de la fondation, de rompre avec les anciennes religions ?

R Sami Aoun: En effet. C'était une rupture avec les religions animistes et panthéistes, qui étaient très fortes en Arabie.

Q Cette interprétation est-elle partagée de la même façon par tous les musulmans ?

R Omar Koné: Celle que prônent les manifestants en colère relève d'une interprétation plus «rigoriste» de l'islam. L'islam a déjà produit des images de Mahomet, comme des miniatures persanes. Mais il y a chez les musulmans ce consensus selon lequel le prophète Mahomet est intouchable et sacré. Cette non-représentation est une façon de privilégier les valeurs et l'enseignement du Prophète avant son image. Pour ne pas représenter le Prophète d'une façon erronée, pour ne pas diminuer la figure mythique, les représentations sont fortement déconseillées. Mais ce n'est pas péché.

Q Pourquoi les musulmans arabes ont-ils répondu par la violence ?

R Sami Aoun rappelle que l'Occident, qui héberge le christianisme et le judaïsme, a connu la sécularisation. «Les régions de l'islam sont en décalage par rapport à l'Occident quant à la sensibilité au fait religieux. C'est toujours un marqueur identitaire très fort.»

Omar Koné déplore surtout le fait que les manifestations violentes sont l'oeuvre de «soi-disant défenseurs de l'honneur du Prophète», les mêmes qui, rappelle-t-il, ont endommagé deux mausolées et profané la tombe d'un saint musulman à Tripoli cet été. «Ce n'est absolument pas représentatif des musulmans. Ceux qu'on a vus étaient surtout des salafistes, une tendance radicale inspirée du wahhabisme. La violence n'est pas la réponse appropriée. Rien ne justifie la mort d'homme.»

Q Si les manifestants violents ne sont pas représentatifs des musulmans, qui sont-ils ?

R Sami Aoun: Deux tendances islamistes s'affrontent: celle qui a pris le pouvoir, qui veut respecter les traités et conventions et qui veut bâtir un État; et l'autre, qui a échoué aux élections, qui a été intimidée par le Printemps arabe parce qu'il a causé la chute de régimes, ce que les salafistes n'avaient pas pu faire. Le Printemps arabe est arrivé avec des valeurs libérales, pro-occidentales, démocratiques. Ce qu'ils essaient de faire est de se repositionner pour marquer le cours de l'histoire. Cette approche est appuyée par un antioccidentalisme, puisque la plaie coloniale est toujours ouverte, et des groupes pourraient en profiter, comme Al-Qaïda. Nous sommes dans une rivalité entre islamistes eux-mêmes.

Q C'est donc une lutte de pouvoirs ?

R Exactement. C'est pourquoi le débat est: qui parle au nom de l'islam ? Qui veut monopoliser le droit de parole au nom de l'islam ? Qui a la bonne interprétation de l'islam ?