(Publié dans La Presse du 22 avril 2006) Derrière les barbelés: la zone interdite. Cinq cents villages qu'on dirait saccagés par un tsunami irréparable. Une forêt folle, où quelques centaines de vieillards vivotent sur les ruines de leur passé. Convaincus que, de toute façon, ils n'ont plus d'avenir. Vingt ans après l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl, un premier constat s'impose sur ces terres condamnées: même si les radiations ont baissé, l'énergie nucléaire- synonyme de progrès- a ramené la région des décennies en arrière. Tout autour, sur des milliers de kilomètres carrés, c'est aussi la misère. Notre journaliste Marie-Claude Malboeuf et notre photographe Alain Roberge ont passé deux semaines en Ukraine et en Russie.



«Tchernobyliens». Ce n'est sans doute pas un hasard si leur nom évoque celui des habitants d'une lointaine planète. Car être victime de l'explosion de Tchernobyl, c'est avoir été propulsé dans un autre monde. Un monde que certains comparent à Pompéi. Et d'autres, à un immense laboratoire à ciel ouvert.

Devant l'hôpital, une table d'examen gynécologique rouille dans la neige. À l'intérieur, des pièces sombres, on se croirait au lendemain d'un tremblement de terre. Étagères, fioles et dossiers médicaux gisent pêle-mêle. L'isolant pendouille. L'eau suinte des murs lépreux. Et les portes de l'ascenseur resteront ouvertes à jamais.

À perte de vue, dans une nuée de tours de béton, le spectacle est le même. Il y a 20 ans, la vie s'est à jamais arrêtée pour les 50 000 habitants de Pripriat, cité-dortoir construite au pied de la centrale ukrainienne de Tchernobyl. Le 26 avril 1986, l'explosion d'un réacteur les chassait pour toujours. Aujourd'hui, ils sont issus d'une ville fantôme- d'une deuxième Pompéi, où ne dorment plus que les symboles de l'ère communiste.

Dans la campagne environnante, les arbres étranglent déjà les maisonnettes. Derrière les fenêtres barrées d'un X fait de planches, les pilleurs ont même arraché les prises électriques. Mais de minuscules souliers d'enfant partagent encore le sol avec des poupées désarticulées.

Évacués en quelques heures- dans certains cas enterrés-, 500 villages d'Ukraine et de Biélorussie ont ainsi été rayés de la carte. Car l'accident n'a pas seulement condamné Pripriat. En 10 jours, la poussière radioactive a empoisonné des dizaines de milliers de kilomètres carrés de routes, de prés, de lacs et de forêts. Et son poison tuera lentement un nombre encore indéterminé de personnes. Quelques milliers, à en croire les experts occidentaux. Dix ou 100 fois plus, selon les médecins locaux et les écologistes.

Revenants

Un drap immaculé claque au vent au milieu d'un tas de ruines. Ici habite Maria Shaparenko, 81 ans. Autour de son «isba» de vieilles planches, dans un village qu'on appelait autrefois Ilyintsy, c'est le silence absolu.

Comme la corpulente babouchka, des centaines de vieillards ont bravé l'interdit pour revenir vivre sur les ruines de leur passé. Convaincus que le chagrin ou la faim sont plus meurtriers que les radiations.

«Des gens près de Kiev venaient tout nous interdire, comme si on avait la peste. On ne pouvait même pas boire l'eau de leur puits: leur eau sale, qui moussait quand on cuisait la soupe! Nous sommes revenus ici la nuit, par les bois, pour échapper à la police», raconte Maria Shaparenko, qui n'est plus jamais repartie. Accrochés au ras des plafonds, broderies, images saintes et photos de famille racontent sa vie. Sa vie d'avant la solitude.

Le gouvernement- qui a beaucoup décontaminé- s'est vite résigné. Les vieillards reçoivent du pain, des médecins et même un filet de touristes excentriques, qui paient des sommes faramineuses pour visiter la zone. " C'est l'âge qui va nous tuer, pas les rayons, assure Maria. Nous avons nos vaches, nos pommes de terre, nos champignons... J'aime mieux mourir le ventre plein, chez moi. "

Chez elle? Les yeux humides, la vieille dame admet que rien ne sera jamais plus pareil. " Avant, c'était un village heureux, plein de travailleurs, de fleurs et d'enfants. Aujourd'hui, nous sommes moins nombreux que les loups et les sangliers. "

La zone interdite revit

À une douzaine de kilomètres de sa bicoque, dans la ville de Tchernobyl, les Lada et les travailleurs en uniforme (pompiers, policiers, services d'entretien de la centrale...) continuent pourtant de se croiser autour du buste de Lénine. Une fois par mois, des autobus déglingués amènent des équipes de Kiev ou de Slavoutich. Après 15 jours, la loi les force à repartir se régénérer. Même si les radiations sont aujourd'hui presque tolérables.

Bottes et mains d'ogre, le bûcheron Vasil Semanenko pleure lorsqu'on lui demande de parler des jours heureux. Dehors, seules des traces de pas dans la neige trahissent la présence du quinquagénaire ventru, prompt à distribuer toutes sortes d'alcools étranges.

«Les travailleurs apprennent à se protéger, alors nous ne sommes pas malades, dit-il. Quand mon collègue voit qu'il y a trop de radiations dans les bois, nous ne restons pas plus de deux ou trois heures. Le plus important, c'est de ne pas avoir de pensées négatives.»

Le plus important, c'est de repeupler, clame de son côté le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko. Dans son petit pays, où s'étendent les deux tiers de la zone morte, près de 3000 villages voisins n'ont jamais pu être évacués, faute de moyens. Et depuis 10 ans, les fonctionnaires en «réhabilitent» plusieurs autres, se contentant parfois d'arracher les poteaux qui avisaient jadis du danger.

«Le déracinement a souvent fait plus mal que les radiations», explique la biologiste et journaliste américaine Mary Mycio, dont le livre Wormwood Forest raconte comment la nature renaît dans la zone morte.

Tout autour, la misère

Les humains, eux, ont peur. Même hors de la zone interdite, constate la Biélorusse Élena Zakrevskaia. Aujourd'hui établie à Montréal, l'éducatrice se souvient de la panique des premiers temps. Des voisins qui se promenaient avec un coussin sur la tête pour se protéger de la poussière empoisonnée. Des enfants qu'on lavait plusieurs fois par jour. «La peur n'est jamais complètement partie, dit-elle. Les femmes ont peur d'accoucher. Les gens ont peur du vent qui entre par les fenêtres l'été...»

Et puisque les étrangers ont tout aussi peur, les gens ne peuvent plus vendre leurs récoltes à quiconque, dit-elle. «C'est la misère, le Moyen-Âge.»

À Zorin, de retour du côté ukrainien, une lumière froide filtre à travers les sacs de plastique tendus aux fenêtres d'une maison longtemps abandonnée. De la boue et des fientes d'oiseaux maculent les manteaux empilés. Trois matelas empestent l'humidité dans une pièce étouffante. Nadezhda Kosenchouk, 47 ans, épluche ses pommes de terre, le visage sale, entourée de quatre enfants pieds nus qui toussent et reniflent.

«Les petits n'ont pas de souliers. Ils attendent que la neige fonde pour aller à l'école», dit-elle en retenant ses larmes.

Avant l'accident, Nadezha travaillait dans une ferme collective. «Mais je ne peux même plus faire des ménages, poursuit-elle. Les industries et les gens instruits ont fui la contamination. Tous nous ont oubliés.»

Partout, l'économie s'est effondrée dans les territoires «sales», qu'ils soient interdits ou non. Résultat: les salaires y sont encore plus bas, et le chômage, plus fréquent que dans le reste de l'ex-bloc soviétique, note l'Organisation mondiale de la santé dans le rapport 2005 du «Forum Tchernobyl» (aussi liée à l'Agence internationale de l'énergie atomique). Au total, l'Ukraine, la Russie et la Biélorussie ont perdu près de 8000 km² de terres cultivables, et 7000 km² de forêts regorgeant de baies, de champignons et de bois de chauffage.

Une situation qui fait curieusement le bonheur du sexagénaire Valentin Koucherenko. En 2003, l'ancien mineur quittait l'est de l'Ukraine et son smog pour récupérer une maisonnette, un pommier, un jardin de choux et une douzaine d'oies criardes à Zorin, aux portes de la zone interdite.

«D'où je viens, la neige était noire de suie, dit-il. Ici, les arbres sont verts, les oiseaux chantent. Normalement, seuls les riches peuvent se payer de telles choses.»

Phobie

Pour ceux dont la vie commence, les fleurs, toutefois, ne suffisent pas. À 150 km au nord-ouest de Kiev, dans des terres contaminées mais accessibles, de tout petits enfants fuient leurs parents de détresse et aboutissent dans les gares. Sur la table d'un refuge, des pictogrammes entourés de petits personnages leur expliquent comment se protéger des radiations. «À 6 ans, ils nous parlent déjà de la mort, explique la psychologue Ludmila Pinskaya. On leur fait dessiner l'accident pour qu'ils ne développent pas de phobie.»

Du passé, Tchernobyl? Pas pour le sociologue français Guillaume Grandazzi, codirecteur du livre Les silences de Tchernobyl et expert de la zone, qu'il a visitée plusieurs fois. «L'événement, c'est d'abord la vie quotidienne, dit-il. C'est le fait d'être brutalement plongé dans un nouveau monde, où il faut réappendre à vivre, accepter de nouveaux interdits.»

Non, la catastrophe n'est pas derrière, mais devant nous.