Le résistant polonais Jan Karski a rencontré le président Franklin Delano Roosevelt, en 1943. Quelles pensées l'habitaient lorsqu'il a témoigné de l'horreur des camps de concentration? L'imagination de l'écrivain français Yannick Haenel, qui a fait de Karski le personnage central de sa dernière oeuvre, est l'objet d'une polémique sur la liberté des auteurs de fiction, explique notre correspondant.

Un écrivain peut-il mettre en scène nommément un personnage historique et lui attribuer, pour alimenter une thèse controversée, des réflexions qu'il n'a jamais exprimées?

 

La question se trouve au coeur d'une violente polémique suscitée par le «roman» à succès de l'auteur français Yannick Haenel sur le résistant polonais Jan Karski, de son vrai nom Jan Kozielewski, mort en 2000.

L'ouvrage à succès retrace les actions de cet officier catholique chargé par des leaders juifs, au coeur de la Seconde Guerre mondiale, d'alerter les pays alliés sur la tragique situation de leur peuple.

Après avoir visité clandestinement le ghetto de Varsovie et un camp de concentration pour donner plus de force à son témoignage, Karski, qui est agent de liaison entre la Résistance polonaise et le gouvernement en exil du pays, réussit à se rendre à Londres, où il témoigne. Il se rend ensuite aux États-Unis et rencontre le président Roosevelt, en 1943.

Le livre présente, dans sa première partie, une description du témoignage qu'a fait Karski au réalisateur Claude Lanzmann dans le film Shoah. Il reprend, dans la seconde partie, les grandes lignes d'un récit écrit par le résistant lui-même en 1944. Seule la partie finale, dans laquelle Yannick Haenel recrée la scène de la rencontre avec Roosevelt ainsi que les interrogations et angoisses du messager, est réellement fictive et présentée comme telle.

«Culot idéologique»

La première salve contre l'ouvrage est venue de Lanzmann dans la revue Marianne à la fin de l'automne. En plus de plagier son film dans la première partie, le réalisateur accuse l'écrivain de présenter, sous le couvert de la fiction, un portrait trompeur du résistant pour accuser les pays alliés d'indifférence face à la question juive.

«Yannick Haenel se glisse dans la peau et, croit-il, l'âme de Karski, changeant d'emblée celui-ci en un pleurnichard et véhément procureur, qui met le monde entier en accusation pour n'avoir pas sauvé les juifs, personnage si absolument éloigné du Karski réel que l'indignation chez moi se combine maintenant à la honte d'être resté si longtemps silencieux», écrit-il.

Le réalisateur s'insurge particulièrement contre la recréation, par l'écrivain, de la rencontre entre Karski et le président américain, au cours de laquelle ce dernier semble totalement indifférent au sort des juifs, préférant lorgner les jambes d'une secrétaire plutôt que de prêter une oreille attentive au messager.

«On reste stupéfait devant un tel culot idéologique, une telle désinvolture, une telle faiblesse d'intelligence», écrit Lanzmann.

À qui appartient Karski?

Yannick Haenel, dans un registre aussi cinglant, rétorque que le réalisateur défend une idée «complètement archaïque» de la fiction, qui a, selon lui, un rôle crucial à jouer dans la transmission de la mémoire de la Shoah.

Il reproche à Lanzmann de se prendre pour le «propriétaire» de Jan Karski. «La littérature est un espace libre où la «vérité» n'existe pas, où les incertitudes, les ambiguïtés, les métamorphoses tissent un univers dont le sens n'est jamais fermé», insiste-t-il.

Le réalisateur est revenu à la charge la semaine dernière avec un nouveau documentaire, Le rapport Karski, qui présente des extraits tournés avec le résistant que ne contient pas le film Shoah.

Ils indiquent, selon lui, que Roosevelt n'était pas indifférent au sort des juifs et que Karski lui-même n'a mentionné leur situation qu'à la toute fin de son intervention parce que le «problème-clé» pour lui était la Pologne.