Imaginez le centre-ville de Montréal inondé. Chaque fois que vous devez sortir faire des courses, vous avec de l'eau jusqu'aux genoux, parfois même jusqu'à la taille. La rue Sainte-Catherine est devenue un lac d'eau brune stagnante.

Quand l'eau a monté dans la rue et a envahi votre maison, vous vous êtes réfugié sur le toit. Voilà maintenant plus d'une semaine que vous y êtes, et l'eau ne baisse que très lentement. Pendant ce temps, votre faim et votre soif, elles, grandissent. Vous ne pouvez pas prendre de voiture. De toute façon, si vous en aviez une, elle a été emportée par les eaux. Oubliez votre garde-manger, tout a pourri ou a été emporté.

Vous ne mettez pas vos chaussures pour sortir, car vous n'en avez qu'une paire : celle que vous portiez lorsque vous avez grimpé d'urgence sur le toit. À chaque pas dans l'eau brune, vous risquez de marcher sur un débris coupant.

Sauf qu'on n'est pas à Montréal. On est à Haïti, où 80% des gens vivent avec moins de 2$ par jour.

Depuis le passage des ouragans Ike et Hanna dans les Caraïbes, la majorité des habitants des Gonaïves doivent se mouiller pour aller chercher de l'eau potable et de la nourriture. Hier, une femme enceinte portant une valise sur sa tête, un homme en simple caleçon transportant un téléviseur, comme des dizaines d'autres personnes, marchaient péniblement dans la rue Christophe. Cette artère principale traverse tout le centre-ville et mène au marché public.

Les groupes humanitaires et l'ONU doivent aussi emprunter la rue Christophe pour rentrer à leur base, d'où l'aide est coordonnée. À tout coup, leurs camions dépassent les marcheurs et créent des vagues qui leur envoient de l'eau au moins jusqu'à la taille. C'est sans parler des rues secondaires, dont la plupart sont recouvertes d'une boue épaisse. Ou encore de l'entrée des Gonaïves, où les rares camions qui arrivent de Saint-Marc, plus au sud, ont de l'eau jusqu'aux fenêtres.

Plusieurs Haïtiens sont agressifs envers les étrangers ou font de grands gestes pour montrer qu'ils ont faim. « On n'a pas besoin de photos. On a besoin de travail », a crié un homme au photographe de La Presse.

«J'ai encore tout perdu»

Quand ils ne marchent pas dans l'eau jusqu'aux genoux pour avoir accès à l'aide humanitaire, les gens s'affairent à pelleter cette épaisse boue qui a envahi leur maison. Jonas Beauplan, lui, n'a plus de maison. Ni son petit commerce de sucre. Ce père de trois enfants a perdu toute sa marchandise. Pour lui, c'est la répétition de l'ouragan Jeanne, il y a quatre ans. «J'avais perdu mes 78 sacs de sucre. J'ai encore tout perdu», raconte-t-il. Ses enfants logent dans une église, le temps qu'il trouve une solution. Mais pour l'instant, il déambule dans la rue Christophe sans l'ombre d'une solution.

En route vers les Gonaïves, La Presse a croisé des dizaines de gens qui fuyaient cette ville à pied. Mérita Émile, 62 ans, levait son chandail, découvrant ses seins, pour nous montrer qu'elle avait tout perdu dans l'inondation de sa maison. Même son soutien-gorge. Elle s'en va demander l'aide d'un proche, aussi pauvre qu'elle, dans un village près de Saint-Marc. Elle est partie la veille, à 6 h du matin et n'était toujours pas arrivée à destination, plus de 24 heures plus tard. «Je suis vieille. Je dois me reposer souvent», raconte la grand-mère, pieds nus dans la boue.

La route de tous les dangers

Aucun convoi d'aide humanitaire ne s'aventure sur cette route déviée depuis le passage des ouragans, la seule qui relie les Gonaïves à la capitale, Port-au-Prince. Tous les organismes que nous avons joints avant de quitter la capitale, y compris l'ONU, nous ont avertis que nous le faisions à nos risques et périls. Le CECI a finalement accepté de nous conduire aux Gonaïves. Le trajet, qui se fait normalement en une heure et demie, a duré quatre heures sur une route cahoteuse, boueuse par endroits ou même inondée.

L'aide humanitaire s'achemine aux Gonaïves, la ville la plus dévastée par les ouragans, uniquement par hélicoptère et par la mer. Quelque 149 personnes ont perdu la vie dans la région, et 250 000 personnes sont sinistrées, dont 65 000 vivent dans des abris provisoires, selon le plus récent bilan de la Protection civile. Quelque 10 000 maisons ont été endommagées et 3000 autres, complètement détruites. « Si les maisons sont reconstruites au même endroit, au-dessous du niveau de la mer, cela va se reproduire encore », déplore Sylvain Sama, ingénieur agronome coordonnateur d'un projet du CECI. Il y a quatre ans, l'ouragan Jeanne avait fait 3000 morts dans la même ville.