Située à 7 mètres sous le niveau des océans, la grande région au nord de San Francisco sera parmi les premières en Amérique du Nord à voir son existence menacée par le réchauffement climatique. Des solutions existent, mais elles sont coûteuses et peu pratiques. L'une d'elles n'est discutée qu'à mots couverts: laisser gagner la mer.

Au bout de la rue principale à Rio Vista, passé le local du barbier, passé les bureaux de l'agent de la Century 21, passé le restaurant mexicain et l'hôtel de ville où les citoyens font la file pour payer leur compte de taxes, se trouve le fleuve Sacramento.

Durant les grandes pluies, le fleuve sort de son lit et les résidants sortent les sacs de sable. L'hôtel de ville y a goûté plus d'une fois. Les champs environnants aussi. À la fin des années 90, une digue de la région a cédé durant la nuit, laissant cinq mètres d'eau sur le champ d'un fermier, qui n'était pas chez lui quand c'est arrivé. L'emplacement de sa maison a dû être déterminé par avion le lendemain, quand des secouristes ont aperçu le toit de son tracteur Caterpillar jaune au milieu des flots. Ils en ont déduit que la maison devait être tout près.

«Les inondations sont toujours un sujet de conversation ici, explique Julie Oakes, fleuriste établie dans la rue principale à Rio Vista, située à une heure de route de San Francisco. Chaque année, quelqu'un perd son champ, quelqu'un perd sa maison. On ne sait jamais ce qui va arriver...»

Rio Vista a toujours vécu avec le spectre des inondations. Mais le scénario qui se dessine pour les prochaines décennies n'a rien à voir avec les crues du passé. C'est ce qu'affirment un nombre grandissant d'experts, qui prévoient que la hausse du niveau des océans, jumelée à la fonte accélérée de la neige dans les montages du Colorado et de l'Utah au printemps, va rayer la région de la carte si rien n'est fait.

Un scénario qui alarme les autorités: les deux tiers de l'eau consommée en Californie, l'État le plus peuplé aux États-Unis, passent par le delta du fleuve Sacramento.

Pour Jeffrey Mount, biologiste à l'Université de la Californie à Davis, la question n'est pas de savoir si la région est menacée, mais bien de combien de temps les autorités disposent avant qu'il ne soit trop tard.

«Le delta est mal protégé, même pour les conditions actuelles, dit-il. Si vous ajoutez à ça les changements climatiques, cela ne pourra plus fonctionner. Les digues vont céder. C'est inévitable.»

Un système en péril

Le delta du fleuve Sacramento est une région agricole et marécageuse où le regard porte loin. Plus de 225 espèces d'oiseaux, 52 mammifères, 22 reptiles et amphibiens et 54 espèces de poissons y habitent. Le visiteur qui arrive en voiture est accueilli par des centaines de vaches qui broutent aux pieds d'éoliennes blanches dont les hélices fendent le ciel en silence. L'endroit fait penser aux Pays-Bas. Les défis qui l'attendent aussi.

Plus plat qu'une pièce de 25 cents, le delta du fleuve Sacramento doit son existence aux 1600 km de digues qui empêchent l'eau salée d'entrer. Le delta est situé en moyenne à 7 mètres sous le niveau de l'océan.

L'an dernier, une équipe d'ingénieurs en digues des Pays-Bas est venue observer la région: avec plus de la moitié du territoire situé sous le niveau de la mer, les Néerlandais sont les leaders mondiaux dans le domaine. Une équipe d'ingénieurs californiens et aussi allée aux Pays-Bas pour voir ce qui s'y fait. Les ingénieurs doivent remettre leurs recommandations au gouverneur Schwarzenegger avant la fin de l'année.

Pour Marci Coglianese, ancienne mairesse de Rio Vista et membre de plusieurs comités régionaux sur la question de l'eau, l'État est mal préparé pour combattre ces changements liés au réchauffement climatique. Jusqu'ici, tout ce qu'elle entend, c'est l'importance de sauver l'eau potable qui passe par la région.

"Aux Pays-Bas, il y a toute une culture liée aux digues, à la protection des assauts de la mer. En Californie, la question ne s'était encore jamais posée, et toutes les discussions tournent autour de la protection de l'eau potable. Il ne semble pas y avoir un grand intérêt à protéger les gens", explique Mme Coglianese, qui habite Rio Vista depuis plus de 40 ans.

La solution qui revient souvent sur la table en dit long, dit-elle: créer un gigantesque aqueduc qui transporterait l'eau douce autour de la région menacée par la crue des eaux.

"Nous sommes seulement quelques milliers ici, alors que les enjeux de l'eau touchent tout l'État de la Californie. Les dirigeants ne le disent pas encore ouvertement, mais l'idée de sauver l'eau plutôt que les villages et l'agriculture dans la région est une possibilité envisagée."

Cela reviendrait, dans les faits, à évacuer la région, dit-elle. "Peut-être que cela est logique du côté financier. Mais nous, notre vie est ici. Je veux bien croire que nous sommes des petites villes, mais nous avons une histoire. Nous sommes attachés à notre région."

200 agences gouvernementales

Au total, plus de 200 agences gouvernementales ont leur mot à dire dans la question de l'avenir des digues et du delta. Phil Isenberg, responsable du comité chargé d'étudier la question pour le gouvernement californien, a confié récemment avoir beaucoup de pain sur la planche.

Son premier défi: convaincre les gros acteurs - les puissantes agences d'eau, le lobby agricole, etc. - de porter attention à l'avenir du delta. Ces "Buffles d'eau", ainsi surnommés en raison de leur influence sur les politiques de l'État, défendent tous des intérêts divergents qui risquent d'entrer en conflit.

"Le réchauffement climatique est un nouveau problème pour la région, a-t-il dit. Pour l'instant, il est intéressant de voir que ces Buffles d'eau sont d'accord pour dire que le réchauffement climatique est bien réel. Le problème, c'est que chacun soutient que cette nouvelle donnée lui donne raison. C'est un enjeu qui va être long à régler. Très, très long."