À l'image de David contre Goliath, la bataille se poursuit devant les tribunaux pour une espèce en péril qui mesure à peine 4 cm.

Nature Québec et le Centre québécois du droit de l'environnement (CQDE) ont déposé ce matin une demande d'injonction en Cour fédérale afin de stopper les travaux d'un projet immobilier de 300 millions de dollars à La Prairie. Le projet menace l'un des derniers habitats de la rainette faux-grillon en Montérégie.

 

Selon une biologiste interviewée par La Presse, la situation est d'autant plus inquiétante que la technique de « phasage » des travaux censée permettre la survie de l'espèce à La Prairie n'est que de la « poudre aux yeux ».

 

Rappelons qu'en Montérégie, il ne reste plus que neuf habitats viables pour cette espèce. Le site de La Prairie abrite l'une des plus importantes populations de rainettes dans la province. Le développement résidentiel en banlieue de Montréal est la principale raison du déclin de l'espèce au cours des 60 dernières années.

 

La demande d'injonction des deux groupes environnementaux repose essentiellement sur une décision de la Cour fédérale rendue plus tôt cet été. Dans sa décision datée du 22 juin, le juge Luc Martineau conclut que le refus de la ministre fédérale de l'Environnement, Leona Aglukkaq, de recommander un décret d'urgence pour protéger la rainette faux-grillon à La Prairie ne reposait sur aucune analyse scientifique.  Le juge Martineau a donné six mois à la ministre pour rendre une nouvelle décision dans ce dossier.

 

Sauf que le temps presse. La première phase du projet Symbiocité à La Prairie est déjà complétée. La Ville et le promoteur ont refusé d'interrompre les travaux le temps que la ministre ne rende une nouvelle décision. Ils rappellent qu'ils ont obtenu toutes les autorisations requises du ministère québécois de l'Environnement

 

« Nous croyons que nous avons les conditions gagnantes (pour obtenir cette injonction), affirme Karine Peloffy, avocate et directrice du CQDE. La décision du juge Martineau est très claire. Sauf que cette décision doit avoir un impact pratique. Si tout est détruit d'ici à ce que la ministre rende une nouvelle décision, tout ça n'aura servi à rien. »

 

« Non seulement la ministre a-t-elle écarté d'une manière arbitraire et capricieuse l'opinion scientifique des experts de son ministère et de l'équipe de rétablissement de la rainette faux-grillon, mais suivre la logique ministérielle mène à un résultat absurde et contraire à la loi », écrivait le juge Martineau, qui a ordonné à la ministre de procéder à une nouvelle analyse et de rendre une nouvelle décision dans ce dossier en vertu de la Loi fédérale sur les espèces en péril.

 

Après le jugement du 22 juin, le CQDE a fait parvenir une mise en demeure à la Ville de La Prairie et au promoteur Ted Quint les enjoignant à interrompre les travaux le temps que la ministre Aglukkaq ne rende une nouvelle décision. En entrevue au quotidien The Gazette, la Ville et le promoteur ont annoncé récemment leur intention d'aller de l'avant dès le mois de septembre avec la phase 2 de leur projet immobilier qui prévoit la construction de 1400 unités d'habitation.

Un «phasage» controversé

 

Le projet Symbiocité a été autorisé par le ministère québécois de l'Environnement sur la base du principe du « phasage » des travaux. La technique est censée permettre le «déplacement annuel et naturel de la rainette faux-grillon», vers la zone de conservation de 87 hectares prévue par la Ville. Sauf qu'au printemps dernier, des fonctionnaires du ministère de l'Environnement ont confirmé à La Presse « ne pas avoir été en mesure de valider l'effet réel de cette technique ».

 

« Il n'y a pas eu de phasage du tout, affirme la biologiste Isabelle Picard, qui a effectué au printemps dernier un inventaire complet des populations de rainettes faux-grillon en Montérégie. « J'ai passé six jours sur le terrain à La Prairie et j'ai constaté une totale improvisation. La responsable de l'environnement de la Ville courrait partout et ne semblait pas savoir ce qu'elle faisait. »

 

Selon Mme Picard, aucune des mesures mises en place ne pourra assurer la survie de l'espèce à La Prairie. Par exemple, les deux premiers étangs artificiels construits dans la zone de conservation ne sont pas du tout propices à la rainette. « Quand j'ai vu ça, j'avais le goût de rire. Ça ne vaut rien, ces étangs-là. Ça devrait être un exemple de mesures de compensation complètement loufoques autorisées par notre ministère de l'Environnement. »

 

La biologiste a aussi constaté la présence d'un canal qui sépare les phases 1 et 2 du projet. « À certains endroits, même moi je ne pouvais traverser, alors imaginez la rainette... » Quant au tunnel censé permettre aux grenouilles de se rendre dans le parc de conservation, la biologiste est catégorique. Il n'y a aucune chance que des rainettes ne passent là. « Il faut savoir qu'une rainette qui mesure 4 cm parcourt au maximum 300 mètres dans toute sa vie », rappelle-t-elle.

 

« Je m'attendais à de l'improvisation, mais pas à ce point-là. Le décalage entre ce qu'ils disent au ministère de l'Environnement et la réalité sur le terrain, c'est hallucinant. »

 

La Ville de La Prairie n'a pas voulu commenter le dossier. La Presse a aussi tenté en vain de joindre le promoteur du projet Symbiocité.