Les forages dans les shales d'Utica ont commencé en 2008, dans l'indifférence quasi générale. Deux ans et 28 puits plus tard, les gaz de schiste font les manchettes tous les jours. L'industrie et le gouvernement en parlent comme on parle de l'or pendant que les citoyens redoutent les conséquences de l'extraction sur leur quotidien, sur la valeur de leurs propriétés ainsi que sur le paysage de la Vallée du Saint-Laurent. Une explosion est-elle inévitable en 2011?

Les espoirs des deux parties reposent sur les épaules du Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE), chargé par Québec d'établir «un cadre de développement permettant une cohabitation harmonieuse entre l'industrie gazière, les citoyens concernés, l'environnement et les autres secteurs d'activité présents sur le territoire».

L'organisme doit remettre son rapport au ministre de l'Environnement, Pierre Arcand, le 28 février prochain, après avoir consulté des experts, écouté les citoyens et visité des sites d'exploration et d'exploitation au Canada et aux États-Unis.

En faisant appel au BAPE, en août dernier, le gouvernement Charest souhaitait certainement calmer les esprits échauffés et permettre la tenue d'un débat plus serein sur une industrie nouvelle et controversée, avec laquelle il entretient des liens que certains ont qualifiés d'incestueux. Trois proches collaborateurs du premier ministre, dont deux de ses anciens chefs de cabinet, travaillent en effet pour l'industrie.

Cet objectif semble avoir été atteint, du moins en partie. Contrairement aux assemblées d'informations organisées par l'Association pétrolière et gazière et présidée par l'ancien PDG d'Hydro-Québec André Caillé, les audiences du BAPE n'ont en effet pas été le théâtre de dérapages.

Plusieurs observateurs affirment toutefois que l'organisme dispose d'un mandat, d'un budget et d'un délai trop limités pour faire vraiment oeuvre utile. Plusieurs se sont en outre plaints de ne pas avoir entendu, pendant les audiences, des réponses valables à leurs questions sur les produits chimiques utilisés ou la quantité d'eau nécessaire aux forages.

Un autre Suroît?

Les partisans d'un moratoire sur l'exploration et l'exploitation semblent néanmoins prêts à attendre son rapport avant d'intensifier leurs moyens de pression.

Chez Équiterre, on se prend même à rêver que le BAPE se prononcera contre le projet de l'industrie. «On croit encore au moratoire. On souhaite que le rapport fasse état de la non-acceptabilité sociale de l'industrie du gaz de schiste, confie le porte-parole Hugo Séguin. On ne peut pas arriver à la conclusion, avec l'ensemble des organisations qui demande un moratoire, qu'il y a acceptabilité sociale.»

M. Séguin n'hésite pas à comparer l'affrontement actuel à celui qui a entouré le projet de centrale au gaz du Suroît, en 2004. À l'époque, la pression populaire et un rapport pour le moins tiède de la Régie de l'énergie avaient forcé le gouvernement et Hydro-Québec à reculer.

André Bélisle, de l'Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA), voit lui aussi des similarités entre les deux crises. Il est toutefois moins optimiste qu'Équiterre. «Je souhaite que le BAPE aille dans le sens de la population et des intérêts supérieurs du Québec, mais pour ça, il faudrait qu'il aille à l'encontre de son mandat», fait-il valoir.

L'AQLPA, qui a été la première à sonner l'alarme dès 2009, croit que la crise politique et sociale risque d'empirer. «Dans le cas du Suroît et dans celui d'Orford, il a fallu que le gouvernement soit acculé au pied du mur pour changer d'idée», rappelle-t-il.

Selon lui, la colère des citoyens, conjuguée au cours très bas du gaz naturel, pourrait avoir pour effet de décourager les investissements des entreprises dans le shale de l'Utica. «La situation est très inconfortable pour elles», fait-il remarquer.

Le directeur de l'Association pétrolière et gazière du Québec (APGQ), Stéphane Gosselin, rejette cependant cette interprétation. À son avis, les compagnies continueront leur travail exploratoire au rythme actuel, à moins qu'on leur interdise. «Le moment est opportun pour l'exploration, a-t-il fait valoir. Quand le prix remontera, si on a toutes les données dont on a besoin, on pourra en profiter.»

Selon lui, les citoyens qui s'opposent au gaz de schiste sont mal informés. En ce sens, l'audience du BAPE apparaît comme une bénédiction. «C'était l'outil le plus adapté parce que quand c'est l'industrie qui donne de l'information, les gens peuvent douter de sa fiabilité», a-t-il expliqué.

Des retombées incertaines

Le BAPE ne pourra cependant pas trancher toutes les questions. Si la sécurité énergétique, les risques associés au gaz naturel et les émissions de gaz à effet de serre relèvent de ses compétences, on ne peut en dire autant d'éventuelles retombées économiques dont personne ne connaît l'ampleur.

Le président de l'APGQ, André Caillé, soutenait l'été dernier que l'exploitation des shales créerait jusqu'à 15 000 emplois. Elle fournirait en outre quelque 2 milliards $ par année au Trésor public. Pour lui, la valorisation de cette ressource était tout simplement «incontournable».

Devant de tels chiffres, le gouvernement est arrivé à la même conclusion. Jusqu'à maintenant, ni les partis d'opposition, ni les groupes environnementaux, ni les artistes, ni même les municipalités n'ont réussi à ébranler le gouvernement qui rêve de remplir ses poches avec l'argent du gaz. Jean Charest martèle ainsi depuis des mois qu'il n'est pas question de «mettre les freins» au développement et à la «création de richesse».

Ses adversaires soulignent toutefois que les promesses de l'industrie pourraient bien n'être que des mirages. D'après une étude réalisée par Secor, l'exploitation des shales ne serait en effet rentable qu'à condition qu'on fore au moins 100 puits par an dans la province. Il faudrait exploiter 7000 puits pendant 365 jours pour que le gouvernement du Québec empoche son premier milliard.

Le professeur de science économique, Jean-Thomas Bernard, est encore moins optimiste. «On est loin du Klondike», insiste-t-il. À son avis, le gouvernement récoltera «peut-être» 50 à 60 millions $ par an grâce aux gaz de schiste. «On est un petit consommateur de gaz. On sera peut-être un petit producteur», fait-il valoir.

Devant des données aussi disparates, difficile de dire si les bénéfices de l'exploitation du shale surpassent ses inconvénients. Or, c'est précisément ce que le gouvernement sera appelé à décider.