La nature québécoise va se transformer pratiquement sous nos yeux au cours des prochaines décennies. Au gré des changements climatiques, de nouvelles espèces vont trouver ici des conditions favorables à leur épanouissement. En revanche, d'autres qui nous sont familières vont reculer devant le nouveau climat.

C'est ce qui ressort d'une recherche d'une ampleur sans précédent réalisée au cours des huit dernières années par une équipe dirigée par le professeur Dominique Berteaux, de l'Université du Québec à Rimouski.

«On a obtenu des résultats spectaculaires, affirme en entrevue M. Berteaux. Les remontées vers le nord sont d'une ampleur supérieure à ce qu'on avait prévu. On s'aperçoit qu'on va avoir beaucoup d'espèces qui vont arriver du sud.» 

«Et il y a des espèces très importantes qui vont disparaître du sud du Québec, ajoute-t-il. Par exemple, dans la région de Montréal, le climat ne devrait plus être favorable à l'érable à sucre à la fin du siècle.»

Identifier les niches bioclimatiques

Avant d'arriver à ces conclusions, l'équipe de M. Berteaux a dû cerner les « niches bioclimatiques » de près de 800 espèces de plantes, d'oiseaux et d'amphibiens.

En gros, il s'agit de déterminer quel régime de températures et de précipitations est favorable à une espèce donnée. Les régions où ces conditions sont présentes sont identifiées sur une carte. La carte est confirmée par les observations sur la présence de l'espèce sur le terrain.

Puis, à l'aide de modèles climatiques, on peut prédire où se trouvera à l'avenir la «niche» de chaque espèce.

Le résultat est en effet spectaculaire.

Les conditions naturelles du Québec se transforment complètement à une vitesse proprement stupéfiante.

En moyenne, les niches bioclimatiques vont se déplacer de 44 km par décennie. Ce qui est très rapide.

«À la fin de la dernière glaciation, les arbres ont remonté vers le nord au rythme d'environ 50 km, voire 100 km par siècle, soit 5 à 10 fois moins vite que la vitesse actuelle de déplacement de leurs niches climatiques», précise M. Berteaux.

Selon Jay Malcom, de la faculté de foresterie de l'Université de Toronto, la recherche de M. Berteaux confirme celle qu'il a réalisée à une moindre échelle sur les arbres en Ontario.

«C'est extraordinairement rapide, dit-il. Nous avions modélisé 35 km par décennie, alors c'est du même ordre.»

Mais il affirme qu'il ne faut pas s'attendre à ce que les écosystèmes entiers se déplacent à cette vitesse. «Du côté des plantes, seules les pires mauvaises herbes vont être capables de suivre le rythme de déplacement, dit-il. Les arbres ne bougeront pas, à moins qu'on ne les aide!»

Des limites aux déplacements

Des changements aussi rapides font en effet craindre le pire pour les espèces qui n'ont pas la capacité de se déplacer rapidement.

De plus, d'autres facteurs que la température et les précipitations peuvent limiter le déplacement des espèces, explique M. Berteaux. «Il y a la nature des sols, il y a des espèces qui ont besoin de tel ou tel type de proie. Ou encore, des parasites vont empêcher leur implantation.»

«Il y a aussi des espèces qui vont venir qu'on préférerait ne pas voir ici, note-t-il. Des parasites. Des vecteurs de maladies.»

Le phénomène est déjà observable. Il y a des nouveaux venus sur le territoire québécois. «On sait que certaines espèces sont bien capables de suivre. On a vu l'exemple récent du grand porte-queue, le plus grand papillon d'Amérique du Nord, qui est arrivé au Québec.»

Les conclusions de la recherche ont des implications profondes pour les politiques de conservation, notamment la création d'aires protégées.

«On ne peut plus raisonner comme si la nature sera stable au cours des prochaines décennies ou des prochains siècles», dit M. Berteaux.

Une portée transfrontalière

L'enjeu a aussi une portée transfrontalière: «Les zones protégées du Québec vont devenir un refuge pour la biodiversité de l'est de l'Amérique du Nord», dit M. Berteaux.

Dans ce contexte, des éléments du paysage naturel vont devenir cruciaux. Par exemple, les montagnes vont jouer un rôle important dans l'adaptation des espèces, car on y retrouve une variété de climats sur une petite superficie.

Cet élément pourrait influencer les dossiers comme celui du mont Kaaikop, une montagne des Laurentides visée par des coupes forestières. La municipalité de Sainte-Lucie veut en faire une aire protégée.

Il faudra aussi s'assurer que des corridors naturels permettront la migration vers le nord. Ces corridors aideront les espèces à traverser les zones urbanisées ou d'agriculture intensive. Voilà un élément dont il faudra tenir compte dans la conservation autour de Montréal, la région la plus importante au Québec pour la biodiversité.

Mais même dans ce cas, il pourrait y avoir des conséquences négatives. Les corridors peuvent aussi bien servir à des espèces indésirables qu'à celles qu'on cherche à aider, explique M. Berteaux.

«Le changement climatique va bousculer nos habitudes, nos façons de réfléchir, conclut le chercheur. On n'a pas toutes les réponses, mais la réflexion est déjà en marche.»

Les espèces en déplacement

Mésange bicolore (Baeolophus bicolor)

Actuellement aux portes du Québec, elle pourrait coloniser plusieurs régions, jusqu'au Témiscamingue et la Haute-Mauricie.

Troglodyte de Caroline (Carolina Wren, Thryothorus ludovicianus)

Actuellement, on n'en trouve pas au Canada, sauf dans la région de Windsor. Il pourrait s'installer dans tout le sud du Québec, du Témiscamingue à Québec.

Viréo aux yeux blancs (White-eyed Vireo, vireo griseus)

Actuellement, on ne le trouve pas au nord du New Jersey. Il pourrait s'installer dans les vallées du Saint-Laurent et l'Outaouais.

Mésange à tête noire (Poecile atricapillus)

On pourrait la voir sur les rives de la Baie-James, à 400 km au nord de sa limite actuelle.

Chouette rayée (Strix varia)

Actuellement confinée au sud du Québec, elle atteint la baie James et le Labrador

Oxalide de montagne (Oxalis montana)

Cette petite fleur très répandue dans la vallée du Saint-Laurent devra trouver le moyen de coloniser le Grand Nord. Elle sera pratiquement extirpée du sud du Québec et du nord-est des États-Unis.

If du Canada (Taxus canadensis)

Cet arbuste actuellement très répandu dans nos forêts pourrait être extirpé de la vallée du Saint-Laurent et du nord-est des États-Unis, mais les conditions favorables à se croissance atteindraient la Baie-James.

Chêne blanc (Quercus alba)

Confiné à la région de Montréal et dans le parc de la Gatineau, il s'étendrait en Estrie, au Témiscamingue et en Mauricie.

Grenouille verte (Lithobates clamitans)

Présente actuellement de Floride jusqu'au Témiscamingue, cet amphibien pourrait atteindre la baie James.

Bouleau glanduleux (betula gladulosa)

Cet arbre nordique disparaît de la zone d'étude. On présume qu'il s'installera encore plus au nord.

Un livre et un site web

Fait inusité: la recherche de M. Berteaux et son équipe, réalisée conjointement avec le consortium Ouranos, est publiée sous la forme d'un livre (Changements climatiques et biodiversité du Québec. Vers un nouveau patrimoine naturel, PUQ) et d'un site web. Les différents éléments qui composent ce vaste travail seront ensuite publiés dans les revues scientifiques. Néanmoins, chaque chapitre du livre a été révisé par des experts externes. Le projet a démarré en 2006 et a été doté d'un budget de 500 000 $, sans compter les salaires des chercheurs et les bourses des étudiants. Des dizaines de milliers de simulations climatiques ont été réalisées et compilées. «Après trois ou quatre ans, on avait pas mal tous nos résultats, dit M. Berteaux. Et on a commencé à travailler sur des articles scientifiques. Mais on avait dès le départ la volonté que ce projet donne lieu à rapport pratique, et on s'est dit: allons encore plus loin et publions un livre.»