Y aura-t-il encore des pêcheurs en 2050? C'est la question que se posent depuis une quinzaine d'années les biologistes marins. Deux écoles s'affrontent: ceux qui jugent que la surpêche est irréversible; et ceux qui pensent que la gestion scientifique, notamment aux États-Unis, peut rendre la pêche durable. La bataille entre les deux camps fait des étincelles.

Depuis la fin des années 90, un groupe de chercheurs nord-américains crie sur tous les toits que les pêcheries mondiales se dirigent tout droit vers le précipice. Au milieu du XXIe siècle, préviennent-ils, les pêcheurs du monde devront accrocher leurs filets et trouver un autre métier.

La contre-attaque est venue il y a cinq ou six ans: pour contrer l'«alarmisme» de leurs confrères, des biologistes ont montré que la gestion moderne des pêches peut renverser la vapeur et que, aux États-Unis, l'immense majorité des espèces pêchées n'est plus en danger d'extinction.

Des chercheurs des deux groupes ont récemment tenté de faire la paix. Mais les plus tenaces refusent d'enterrer la hache de guerre. «Ce sont des âneries!», tonne Daniel Pauly, de l'Université de la Colombie-Britannique, quand on lui demande son avis sur les études optimistes. «Ceux qui disent que la surpêche a été exagérée font le jeu des industriels qui veulent affaiblir les règlements existants et éviter qu'on les resserre dans les pays en voie de développement, notamment en Afrique.»

Nouvelles études

Cette année, deux nouvelles études ont rendu le débat encore plus houleux. L'une a réanalysé les prises des pêcheurs et a conclu que la surpêche avait été surestimée par un facteur de deux. L'autre étude a montré que les pêcheurs ne changent pas de type de pêche seulement quand leur prise habituelle devient trop rare, mais aussi à cause des changements réglementaires ou de la demande des acheteurs de poissons et fruits de mer.

«Pour évaluer les stocks de poisson, on a deux possibilités», explique Olaf Jensen, biologiste de l'Université Rutgers au New Jersey et coauteur des deux études, publiées dans les revues Conservation Biology et Proceedings of the National Academy of Sciences, respectivement. «On peut évaluer la biomasse du poisson - un processus coûteux qui est essentiellement limité aux pays industrialisés - ou on peut examiner les prises des pêcheurs et considérer qu'il y a surpêche s'ils ramènent des espèces plus petites ou situées plus bas dans la chaîne alimentaire. Nous avons comparé les zones où existent ces deux types de données et nous avons constaté que la surpêche ne touche pas 70% des espèces, comme le soutiennent les tenants de l'approche des prises, mais plutôt entre 28% et 33% d'entre elles. Nous croyons que c'est parce que les pêcheurs changent parfois de proie pour d'autres raisons que la surpêche.» La proportion des espèces qui ont perdu 90% de leur biomasse n'est plus que de 7% à 13% dans l'étude de M. Jensen, comparativement à 30% avec l'approche des prises.

Crustacés en hausse

Les pêcheries de l'Atlantique illustrent en quelque sorte cette hypothèse. En grande partie à cause de l'effondrement des stocks de morue, le tonnage des poissons rapportés au port par les pêcheurs a chuté du tiers entre 1990 et 2009 (l'essentiel de la baisse a eu lieu dans les années 90). Mais les crustacés sont venus à la rescousse: leur tonnage a doublé et leur valeur a triplé pendant la même période. La morue a été remplacée par le crabe des neiges, et le homard, dont les prises sont stables, a doublé de valeur. Au Québec, les prises de crabe des neiges sont passées de 7000 à 15 000 tonnes entre 1990 et 2009.

«Les biologistes des deux écoles se sont rendu compte qu'ils ont les mêmes objectifs et ont décidé de travailler ensemble», explique Daniel Ricard, biologiste de l'Université Dalhousie, en Nouvelle-Écosse, et coauteur de l'étude publiée dans Conservation Biology. «Les données sur les prises sont plus répandues et peuvent servir de sonnette d'alarme, mais la biomasse seule permet de conclure qu'il y a surpêche.»

Prédictions et «intimidation»

La participation de M. Ricard est particulièrement frappante parce que l'Université Dalhousie a été l'une des premières à sonner l'alarme sur les pêcheries. Le biologiste Ransom Myers, mort en 2007, y a enseigné après avoir abandonné son emploi au ministère canadien des Pêches. Il soutenait qu'il y avait été victime d'«intimidation» parce qu'il avait prédit, quelques années avant la lettre, l'effondrement des stocks de morue. M. Myers a publié en 2006 une étude selon laquelle les pêcheurs du monde entier seraient au chômage en 2048 si la gestion des pêcheries ne changeait pas.

Qui plus est, Boris Worm, l'un des coauteurs de cette étude de 2006, collabore maintenant avec Raymond Hillborn, de l'Université de Washington, grand ennemi de Daniel Pauly de l'Université de Colombie-Britannique.

«Je me suis rendu compte que nos approches n'étaient pas radicalement différentes, que c'était une question de point de vue, dit M. Worm. Même Pauly a accepté de travailler avec nous et nous a envoyé des membres de son équipe.»

M. Pauly le nie: «Mes deux chercheurs qui ont collaboré avec Worm et Hillborn ne sont pas satisfaits des résultats. De nombreuses études sur la biomasse ont été laissées de côté. Ce n'est pas scientifique.»

Boris Worm est tombé des nues quand La Presse lui a rapporté les critiques de M. Pauly. «Nous lui avons demandé plusieurs fois toutes les études qu'il avait sur la biomasse. Si nous ne les avons pas eues, ce n'est pas faute d'avoir essayé.»

À l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), la coordonnatrice du secteur des pêcheries, Gabriella Bianchi, estime que l'entêtement de Daniel Pauly à n'utiliser que les données sur les prises est problématique. Et elle est d'accord avec Raymond Hillborn pour dire que les règlements américains sont peut-être trop rigides et prudents. «Tout le monde s'accorde à dire qu'il y a un problème grave de surpêche dans la plupart des régions, dit la biologiste, jointe au siège de la FAO à Rome. Mais il existe des pays occidentaux où la surpêche a disparu, et il faut le reconnaître.»

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L'aquacalypse selon Daniel Pauly

Le poisson ne peut pas être un produit de consommation courante. Il doit être réservé aux grandes occasions ou alors à une pêche de subsistance au bénéfice de pêcheurs artisans. Telle est la position de Daniel Pauly, qui se montre cinglant envers ses critiques. Après des études en Europe, le biologiste de l'Université de la Colombie-Britannique a travaillé dans les Caraïbes puis aux Philippines, où il a observé les effets dévastateurs de la surpêche. Depuis une quinzaine d'années, il milite pour la fin des subventions aux pêcheurs et pour l'établissement de zones marines interdites à la pêche, une activité qu'il compare à la vente pyramidale et qui ne peut que mener à l'«aquapalypse». En entrevue, il admet que ses expériences difficiles de jeunesse  le racisme en Suisse, notamment  le rendent plus sensible aux fautes des pays occidentaux: «Les Européens se croient bien raffinés parce qu'ils mangent du poisson au restaurant, mais leurs flottes vident les eaux africaines.»

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Raymond Hilborn: Mangez du poisson

Durant le carême, cette année, Raymond Hilborn a invité ses compatriotes à manger du poisson, comme le font les catholiques pratiquants à cette période de l'année. Les controverses sur la durabilité des stocks de poisson cachent un secret bien gardé, a expliqué le biologiste de l'Université de Washington dans son commentaire publié par le New York Times: les pêcheries américaines sont bien gérées, et presque aucune espèce n'est surpêchée. En 2006, dans un article publié par la revue Fisheries sur «les pêcheries basées sur la foi» (faith-based fisheries), il s'était insurgé contre les prophètes de malheu qui annoncent la fin prochaine des pêcheries parce que «le système actuel de gestion a échoué». «Je ne nie pas que la surpêche soit une réalité dans de nombreuses régions, mais je crois que les outils que nous utilisons maintenant aux États-Unis sont adéquats et que la situation n'est pas aussi désespérée que certains le prétendent», explique-t-il  en entrevue.

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Des pêcheurs devenus pirates

À l'origine, les pirates somaliens étaient des pêcheurs qui se sont fait évincer des eaux côtières de leur propre pays par les grands chalutiers européens et chinois. Ensuite, la piraterie a pris une existence autonome et a attiré de jeunes hommes de l'intérieur de la Somalie. Cette thèse, notamment exposée en 2009 par le magazine britannique The Ecologist sur la base d'un rapport de 1999 de l'Institut maritime et des pêcheries de la Somalie, est parfaitement plausible, selon Daniel Pauly, de l'Université de la Colombie-Britannique: «C'est un exemple de l'invasion des eaux côtières africaines par les flottes européennes et asiatiques. Dans le meilleur des cas, les pays d'origine des grandes flottes dédommagent le gouvernement central, qui ne transmet pas nécessairement les sommes aux pêcheurs locaux et ne surveille pas la quantité de poisson prise, ce qui mène à la surpêche. En Somalie, il n'y avait même pas de gouvernement central.»