Les ingénieurs du ministère des Transports du Québec (MTQ) estiment que l'expertise publique en matière de ponts et chaussées est en péril parce qu'ils ne réalisent presque plus de conception et de surveillance de projets, dont la quasi-totalité est confiée à des firmes privées.

Manque de surveillance de chantiers, manque de personnel technique, salaires moindres, tâches administratives accrues et envahissement du privé font partie des enjeux les plus souvent soulevés par des ingénieurs du MTQ qui ont participé en grand nombre à un sondage en ligne, réalisé récemment par l'Association professionnelle des ingénieurs du Québec (APIGQ).

 

Frustration

En plus de répondre à une dizaine de questions qui mettent notamment en relief la piètre opinion des ingénieurs du public face au travail réalisé par des firmes d'ingénieurs privées, des dizaines de professionnels du Ministère ont longuement commenté par écrit leur frustration quant à leurs conditions de travail et leurs salaires.

La lecture des centaines de commentaires adressés à la direction de leur ministère révèle aussi le sentiment de démobilisation face à la tournure prise par l'opération de reconstruction du réseau routier, lancée l'an dernier par la ministre des Transports, Julie Boulet, avec des investissements de près de 3 milliards, cette année seulement.

«Il est difficile d'être motivé, écrit l'un d'eux, quand on a l'impression d'être considéré comme des ingénieurs de second niveau; salaire moindre, personnel technique insuffisant pour réaliser des tâches valorisantes, Au mieux, nous servons de correcteur aux diverses firmes afin de protéger le public et éviter qu'elles ne paraissent mal.»

«Le gouvernement, estime un autre, ne semble pas conscient qu'il perd peu à peu l'expertise au MTQ, et qu'il sera captif des firmes privées avant longtemps, si ce n'est déjà le cas, avec les coûts supplémentaires qui en découlent.»

Ce coup de sonde auprès des ingénieurs du Ministère a été présenté par l'APIGQ comme un «complément» à un sondage interne effectué, au même moment, par la direction du MTQ, pour jauger l'état de ses troupes.

Le sondage du MTQ visait à prendre «la mesure de la mobilisation des personnes». Tous les employés du ministère -environ 6000 salariés- étaient invités à répondre. Le sondage interne portait sur des questions aussi diverses que l'organisation du travail, l'esprit d'équipe, la compréhension des attentes de leurs supérieurs, la reconnaissance des compétences, ou la qualité de leur environnement de travail.

«Pour notre part, a commenté le président de l'APIGQ, Michel Gagnon, nous estimions que le Ministère ne posait pas les bonnes questions s'il voulait vraiment mesurer l'état de la mobilisation de ses ingénieurs. Le sondage ne posait aucune question sur les salaires, nos effectifs, le manque de personnel technique, la surveillance des travaux. C'est pour cela que nous avons fait un complément.»

Des quelque 400 ingénieurs syndiqués travaillant à Transports Québec, 267 ont répondu au sondage de l'APIGQ. Sans surprise, 87% des ingénieurs du MTQ s'estiment mal payés par rapport à leurs collègues du secteur privé ou d'autres sociétés publiques, comme Hydro-Québec. Dans des proportions écrasantes, les ingénieurs ont aussi affirmé ne pas avoir à leur disposition «le personnel suffisant pour me concentrer sur mes tâches d'ingénieur».

Plus de 65% de ceux qui ont répondu aux questions de l'APIGQ se sont dit en désaccord ou totalement en désaccord avec la proposition disant que le MTQ accorde «suffisamment de mandats de conception et de surveillance pour assurer le maintien de l'expertise professionnelle» parmi ses ingénieurs.

Seulement 17 ingénieurs sur 267 (6%) étaient d'opinion contraire.

Pression

Joint par La Presse, le sous-ministre du MTQ, Denys Jean, a déclaré qu'il n'avait pas pris connaissance des résultats du sondage «complémentaire» de l'APIGQ. Il a défendu l'utilité du sondage sur la «mobilisation» du MTQ, en soulignant notamment que tout le Ministère a été secoué depuis deux ans, par la tragédie du viaduc du boulevard de la Concorde, survenue à Laval, en septembre 2006. Et pas seulement les ingénieurs, souligne-t-il.

Le MTQ, a-t-il rappelé, s'est aussi retrouvé sous pression en lançant, en très peu de temps, un vaste programme de reconstruction du réseau routier, qui a mené le gouvernement à investir près de 3 milliards cette année, dans les ponts et chaussées.

«Au début de 2006, on disait au MTQ qu'on manquait de personnel, et qu'on manquait d'argent, dit M. Jean. Nous avons trouvé de l'argent, et nous allons encore embaucher des ingénieurs. Mais il faut nous laisser de temps.»

M. Jean a reproché à l'APIGQ de dévaloriser de façon systématique le recours au secteur privé, sans lequel il serait impossible de redresser l'état du réseau routier.

«L'APIGQ voudrait que tous les ponts soient inspectés par l'un de ses membres, ce qui n'est pas réaliste, a déclaré M. Jean. S'il y a un vieux pont acier-bois à inspecter quelque part en Abitibi, j'aime autant qu'on mandate une firme privée pour y aller et qu'on garde nos ingénieurs pour inspecter le pont Pierre-Laporte, à Québec.»