Si j'avais à raconter une histoire de Montréal, je raconterais celle de la Main. Parce que Montréal, comme toutes les villes, a autant d'histoires que d'habitants et que c'est celle du boulevard Saint-Laurent qui, selon moi, lui ressemble le plus, en dit le plus long sur elle. Et puis ne nous faisons pas d'accroire: l'histoire n'est pas mon domaine, et la Main est le coeur de Montréal. Son coeur vibrant, coloré, imparfait et tellement sincère.

La Main ne ment pas. Elle est comme cette ville que j'aime, un peu trop crue parfois, souvent tendre, un peu naïve et toujours fière. Elle n'est pas particulièrement belle, mais elle a ce charme dévastateur des femmes qu'on croit ordinaires jusqu'à ce qu'on réalise qu'on en est passionnément amoureux. On n'oublie pas la Main. On ne la renie pas non plus. Quand le boulevard Saint-Laurent a fait son chemin, il devient incontournable.

 

L'histoire que je raconterais parlerait donc de coeur et d'amour - c'est pour moi inévitable. Elle remonterait le boulevard du sud vers le nord, mais s'arrêterait souvent en chemin, ferait parfois demi-tour, reviendrait sur ses pas. Elle serait tantôt chinoise, tantôt italienne, elle aurait un accent du Portugal et d'Europe de l'Est, elle serait pure laine et souvent juive et toujours glorieusement bâtarde. De toute façon, plus que partout ailleurs au Québec, la langue dans laquelle la Main aime importe peu, n'importe pas.

Les amours...

Lorsque je traverse des lieux de passage, ces lieux à travers le monde qui ne se ressemblent en rien, si ce n'est en leur métissage et leur farouche résistance aux généralisations, j'essaie d'imaginer les innombrables amours qui sont venues s'y échouer, celles qui y sont nées. L'exercice est futile et perdu d'avance: personne ne saura jamais à quel point les autres ont aimé avant eux. Et la plupart de ces amours, de toute façon, n'ont pas laissé de traces, elles se sont simplement fondues dans l'asphalte du boulevard, dans les devantures de charcuteries hongroises et de rôtisseries portugaises.

«Tu devrais raconter l'histoire de Roméo et Juliette, version Montréal, a suggéré une de mes amies. Si ça se passait ici plutôt qu'à Vérone, c'est sûr que ça finirait sur la Main.» Funeste idée, ai-je pensé. D'abord, une autre personne en manque d'inspiration constructive y a sûrement pensé et puis la Main n'est pas un lieu de déchirure, c'est un lieu de retrouvailles étonnantes et parfois même déconcertantes, mais de retrouvailles quand même. Mordecai Richler et Michel Tremblay y parlent la même langue.

«Imagine, avait insisté mon amie. Une petite princesse d'Outremont et un jeune héritier de Westmount que tout opposerait...» Ben voyons. Tout le monde sait qu'on est ici loin de Vérone et que tant que les deux protagonistes sont riches, on saura s'entendre. «Un fils de millionnaire de Beaconsfield et une fille de chômeur de Tétreaultville», a proposé mon opiniâtre amie. Plus étonnant, ai-je pensé, mais pas assez. Parce que tout est possible sur la Main. On ne commencera pas à s'énerver parce qu'un riche anglo et une pauvre franco s'y sont embrassés un soir d'automne.

«Tu devrais parler du prix de l'amour sur la Main, a dit un de mes amis. Le boulevard Saint-Laurent a été la rue des bordels, puis des sex-shops, des bars de danseuses, des bars tout court où on espère trouver l'amour en offrant à quelqu'un un martini.»

Cette version parlerait plus de sexe que d'amour, avais-je envie de lui dire, mais elle serait certainement plus près de la vérité du coeur du boulevard que la précédente: la Main est un aimant, un phare pour ceux qui espèrent. On retrouve sur ses trottoirs autant d'espoirs échoués et fracassés que de rêves réalisés, mais reste qu'ils ont laissé leur marque, qu'ils ont recouvert le boulevard d'un pavé d'espérances qui lui donne sa couleur unique, à la fois blafarde et chatoyante.

POST-SCRIPTUM

Devant le cinéma L'Amour, une jeune fille demande en anglais de quel genre d'établissement il s'agit. «Un cinéma qui présente des films romantiques?» propose son amie. Un vieil homme en manteau trop chaud pour la saison passe devant elle et ne peut retenir un éclat de rire qui n'a rien de sordide, qui est sincèrement joyeux. «Oh yes!» dit-il en s'éloignant.

Coeurs cyniques, âmes pessimistes, l'exercice suivant vous est suggéré: remontez la Main, à partir de Sherbrooke, jusqu'à Mont-Royal, un jeudi vers 2h du matin, et comptez les couples qui s'embrassent. «C'est purement sexuel!» diront les plus cyniques. M'en fous. C'est beau pareil. Le grand prêtre de la Main, Leonard Cohen, a écrit cette phrases : «Il y a une faille en toute chose, c'est par là qu'entre la lumière. « Si quelqu'un connaît une rue de Montréal qui a plus de failles et de cicatrices que le boulevard Saint-Laurent, qu'il me fasse signe.