La première projection cinématographique au pays. Le premier cabaret de variétés francophone. La naissance de la pièce de théâtre la plus populaire de l'histoire du Québec. Tout cela s'est passé -ou se trouve- sur le boulevard Saint-Laurent. 

Par la Main se révèlent plus de 100 ans d'histoire artistique. Des cabarets au théâtre, en passant par le cinéma, la musique et les manufactures de textile qui se transforment en lofts d'artistes.

L'âge d'or des cabarets

« C'était des quétaines qu'il y avait sur le boulevard Saint-Laurent! » lance Denise Filiatrault, quand elle repense à ses débuts au Faisan Doré.

Situé tout juste au nord de Sainte-Catherine, le Faisan Doré était le premier véritable cabaret francophone de Montréal. Jacques Normand, « l'âme des nuits de Montréal », assurait l'animation des soirées.

Denise Filiatrault avait 19 ans quand elle y a chanté pour la première fois. C'était en 1950. Elle venait de remporter un concours. « J'ai fait un triomphe, raconte-t-elle. C'est normal, j'étais la petite fille de la salle. »

La jeune femme obtient alors un contrat de trois mois. Mais c'est difficile, car elle doit apprendre le métier sur le tas. « Je n'étais pas bonne, dit-elle. Les propriétaires regrettaient de m'avoir engagée! »

Un soir, Denise Filiatrault rencontre le Français Jacques Lorain, engagé sous la suggestion de Charles Aznavour. « Il me trouve bien cute. À la fin de son contrat, il part en tournée et il dit : je veux la petite. Bien c'est comme ça que j'ai rencontré mon mari. »

Même si la comédienne et metteure en scène a rencontré le père de ses deux filles au Faisan Doré, elle n'en garde pas un bon souvenir. « C'était dur. Il y avait des bagarres. Les gens venaient pour boire d'abord, et venir voir un spectacle ensuite. »

Le Faisan Doré a néanmoins révélé au public les Guylaine Guy, Fernand Gignac, Raymond Lévesque et Monique Leyrac. Il a aussi fait découvrir des artistes français comme le duo Charles Aznavour et Pierre Roche, et les frères Jacques et Charles Trenet.

Mais 20 ans avant d'avoir logé le premier cabaret francophone de Montréal, le 1417 Saint-Laurent a vu ouvrir celui qui est considéré comme LE premier grand cabaret de variétés au pays, le Frolics.

De 1930 à 1933, c'était la prohibition aux États-Unis, donc le Frolics a attiré beaucoup de clients et de vedettes américaines. À commencer par la première « Queen of the Main », la la chanteuse américaine Texas Guinan, connue pour accueillir la foule en criant « Hello, suckers ».

Mais le Frolics a fermé ses portes en 1933, peu de temps après la fin de la prohibition. Par la suite, le 1417 Saint-Laurent a logé le Café Val D'or. Et après le Faisan Doré, il y a eu le Café Montmartre.

Mais il ne s'agit que quelques-uns des nombreux night-club qui ont ouvert sur la Main de 1920 à 1970.

« C'était la pègre, ne cache pas Denise Filiatrault. Mais la pègre n'a jamais touché aux gens du show business. »

Des Fridolinades à Broue

Dans ses oeuvres, Michel Tremblay a souvent parlé du boulevard Saint-Laurent et du Monument-National. Son personnage Sainte Carmen de la Main aime cette « rue grouillante d'humanité au coeur de Montréal ». Dans le Trou dans le mur, Tremblay parle d'une porte imaginaire entre le Monument-National et le Montréal Pool Room.

« Mais je n'ai jamais fréquenté la Main, précise le dramaturge. La Main, que j'ai décrite dans tout ce que j'ai écrit depuis une quarantaine d'années est une Main littéraire. Je me suis inventé une Main, qui est un refuge pour les laissés-pour-compte. »

Quand il entre dans le Monument-National, Michel Tremblay pense aux Fridolinades de Gratien Gélinas et à sa pièce Ti-Coq. « C'est formidable de penser que des grandes pièces de notre répertoire sont nées dans un quartier mal famé, comme si au milieu avait fleuri une d'orchidée de culture, dit-il. Quand on entre ici, il y a plus de 100 ans d'histoire qui nous tombe dessus. »

L'Association Saint-Jean-Baptiste a fondé le Monument-National en 1893 pour marquer la présence canadienne-française au coeur de la ville. Mais les débuts ont été difficiles. Si bien que les troupes yiddish étaient le plus important locataire du Monument. Des spectacles d'opéra chinois prenaient également souvent l'affiche.

Mais après, il y a eu les Veillées du bon vieux temps de Conrad Gauthier, la Société canadienne d'opérette, les Variétés lyriques et les revues Fridolinons! de Gratien Gélinas.

Puis en 1971, l'École nationale a acheté le Monument-National.

Mais la plus célèbre pièce de théâtre québécoise de l'histoire est née huit ans plus tard, le 21 mars 1979, beaucoup plus loin sur le boulevard Saint-Laurent.

Cela faisait un an et demi que Marc Messier, Marcel Gauthier et Michel Côté bâtissaient de leurs propres mains le théâtre des Voyagements. À l'époque, « il n'y avait rien » autour du 5145 Saint-Laurent. « C'était assez taudis ! », lance Marc Messier.

« Quant tu deviens propriétaire d'un théâtre, tu veux le remplir, raconte Michel Côté. Cela faisait un an et demi qu'on travaillait à l'huile de bras à rénover le théâtre, donc on s'est dit : ce serait l'fun de faire un show qui pogne. »

Entre-temps, Marcel Gauthier apprend à la radio que les tavernes vont fermer. En quelques semaines à peine, Broue voit le jour. Le succès est immédiat. « Nous étions jeunes dans ce temps-là, rappelle Michel Côté. On jouait des bonhommes. Aujourd'hui, c'est une autre affaire ! »

Entre les séries de représentations de Broue, le théâtre des Voyagements a vu naître d'autres pièces marquantes du théâtre québécois, dont Le Bachelor et Appelez-moi Stéphane.

Mais le ministère du Travail a fait fermer l'établissement deux ans après son ouverture. Heureusement, Jean Duceppe avait déjà pris Marcel, Marc et Michel sous son aile.

Cette époque restera gravée à jamais dans la mémoire du trio. « Il fallait être là », dit Marc Messier.

Du Cinématographe à l'Ex-Centris

Aujourd'hui, l'édifice Robillard est un immeuble du quartier chinois comme les autres. Pourtant, c'est là qu'a eu lieu la toute première projection cinématographique au Canada, le 27 juin 1896, À l'époque, le 972 Saint-Laurent abritait le théâtre Palace.

« Arrivés de France, Louis Minier et Louis Pupier, des employés des Frères Lumière, avaient comme mission de venir faire découvrir le Cinématographe », raconte Germain Lacasse, professeur de cinéma à l'Université de Montréal.

Le public était composé de notables, dont le maire Richard Wilson-Smith et l'archevêque Paul Bruchési. Beaucoup de journalistes également présents, dont celui de La Presse.

« Les gens sont sortis de là complètement éblouis. C'était la révolution à l'écran. Il y avait du monde qui bougeait », relate Germain Lacasse.

Le Cinématographe est resté au Palace pendant deux mois. Les Montréalais ont pu voir de courts films de la vie quotidienne, comme une  sortie d'usine ou un déjeuner de bébé.

Si le Ouimetoscope a été le premier cinéma de Montréal, c'est dans l'édifice Robillard que les gens ont découvert le cinéma pour la première fois. « C'est dommage que la valeur de ce site ne soit pas remémoré », déplore M. Lacasse.

Après la naissance du cinéma, des dizaines de cinémas ont ouvert sur la Main, dont le Crystal Palace et le Midway.

Aujourd'hui, il reste le cinéma L'Amour (voir capsule) et bien entendu le complexe Ex-Centris, construit en 1999 à l'initiative de Daniel Langlois. Le complexe de cinéma d'avant-garde comprend trois salles, dont le cinéma Parallèle, qui a son propre conseil d'administration.

Le Cinéma Parallèle a été fondé par Claude Chamberlan bien avant l'Ex-Centris, à la fin des années 1960. Au tout début, c'était un cinéma itinérant. Mais en 1978, Claude Chamberlan s'est installé au 3682 Saint-Laurent (où se situe aujourd'hui le Gogo Lounge). En avant du local, il y avait le Café Méliès. Dans le fond, il y avait le cinéma. « Nous étions le premier groupe culturel à s'installer first floor », raconte le directeur de la programmation du Festival du nouveau cinéma (FNC).

Mais Claude Chamberlan ne se le cache pas : il n'était pas très bon avec l'argent. Sa rencontre avec Daniel Langlois à la fin des années 1990 lui a donc permis d'assurer le futur du cinéma Parallèle et du FNC.

Aujourd'hui, Chamberlan est considéré comme un personnage de la Main. « C'est mon territoire », dit-il.

Des manufactures, des lofts, puis des condos...

Pendant près de 25 ans, la chorégraphe Marie Chouinard a eu son studio de danse dans l'édifice Cooper, érigé au sud de la rue Duluth.

« À l'époque, c'était un building qui était surtout occupé par des artistes, raconte-t-elle. Pendant longtemps, le plancher continuait de suinter de l'huile de machine à coudre. Je trouvais souvent des aiguilles entre les planches du bois du plancher. »

En 1910, les deux tiers des vêtements confectionnés au Canada provenaient de Montréal, principalement des manufactures du boulevard Saint-Laurent. Mais à partir des années 1950, elles ont migré dans le secteur de la rue Chabanel.

Plusieurs espaces industriels de la Main se sont alors transformés en ateliers d'art. Comme le Cooper, l'édifice Vineberg est devenu une coopérative de studios qui logeait le peintre Jacques de Tonnancourt, le sculpteur Pierre Granche et l'artiste Claire Savoie. D'autres artistes influents comme Roland Giguère et Albert Dumouchel avaient également des ateliers sur le boulevard Saint-Laurent.

Mais aujourd'hui, les condos prennent la place des lofts. Parlez-en aux 150 artistes -et à la Galerie Clark- qui ont été évincés de l'imposant édifice situé au coin de la rue Ontario et du boulevard Saint-Laurent, en 2002.

« Cela été un coup dur de partir d'ici, raconte l'artiste multidisciplinaire Éric Lamontagne. Mais c'est une fatalité des artistes de se retrouver dans des endroits que personne veut être. Puis le quartier devient in, donc les prix montent. »

C'est un peu absurde, dit-il. « Finalement, il y a un Quartier des spectacles mais il n'y a pas grand artistes qui vivent dedans ! ».

Les édifices du 1591, rue Clark et du 10, rue Ontario Ouest devaient devenir le SLEB (un acronyme pour Saint-Laurent en bas). Mais depuis longtemps, les travaux sont interrompus. Récemment, on apprenait qu'ils allaient reprendre sous la houlette d'un nouveau promoteur. Comble de l'ironie, il a rebaptisé le projet « les lofts des arts ».