Les mafieux montréalais se font discrets depuis l'opération Colisée, qui a décimé le clan Rizzuto en novembre. «C'est normal qu'ils soient déstabilisés: les principaux personnages de l'organisation sont derrière les barreaux», affirme Pierre de Champlain, ex-analyste à la Direction des renseignements criminels de la GRC, à Ottawa, en parlant de Vito et Nick Rizzuto, Paolo Renda, Rocco Sollecito et Francesco Arcadi.

L'après Rizzuto s'avère d'autant plus hasardeux que le caïd calabrais Moreno Gallo vient d'être réincarcéré pour avoir manqué aux conditions de sa libération conditionnelle en marge d'un homicide commis dans les années 70. Grâce à son influence et à son fabuleux réseau de contacts, Gallo, 62 ans, se pose en grand successeur de Vito. En Sicile, il est un dicton voulant que «le parrain est celui dont on ne parle pas», et Gallo répond parfaitement à cette description. Tapi dans l'ombre, il est devenu un acteur important du trafic d'héroïne. Avec son partenaire Tony Mucci, il est particulièrement actif dans la Petite Italie. Il a ses entrées chez les Hells Angels. Comme Vito et son père, il est un «capo» rusé qui préfère négocier plutôt que se battre.

À en croire les documents judiciaires obtenus dans le cadre de l'enquête antimafia du 22 novembre, le choix de Francesco Arcadi, qui assume l'intérim depuis l'emprisonnement de Vito, ne s'est pas révélé tellement bénéfique pour le clan sicilien. «Il n'est pas de la même école que Vito Rizzuto et Moreno Gallo. Il n'est pas du genre diplomate. On a eu l'impression ces dernières années de retourner à l'époque où les bonzes de la mafia imposaient leur volonté», souligne M. de Champlain.

Pour avoir bossé depuis des années avec Vito, Arcadi connaît le milieu interlope aussi bien que les autres. Avec Francesco Del Balso et Lorenzo Giordano, ses principaux lieutenants, Arcadi contrôlait plusieurs rackets - trafic de drogue, paris en ligne, prêt usuraire, etc. - qui rapportaient gros à l'organisation. Il reste un personnage puissant, violent et peu instruit. Par contre, son «excès de zèle» et le manque de discipline de ses hommes ont grandement aidé la police dans son enquête.

Ainsi, l'opération Colisée a révélé que le clan Rizzuto, Arcadi en tête, ne fait pas l'unanimité dans le milieu interlope. Il a été au coeur d'épineux conflits avec une «famille» mafieuse de Granby, ainsi qu'avec des fournisseurs de cocaïne colombiens. Le gang n'y allait pas non plus de main morte avec les tricheurs et les mauvais payeurs. Quoique nécessaires à la bonne marche des affaires, les démonstrations de force étaient moins fréquentes, sinon moins apparentes, sous la houlette de Vito Rizzuto.

Depuis 2005, il y a eu au moins quatre meurtres et plusieurs enlèvements dans le milieu italien. Trois des victimes d'homicide, Giovanni Bertolo, Domenico Macri et Mike Lapolla, étaient des membres établis du clan. Plus gênant encore, la police croit que les tueurs de Macri se sont trompés, et qu'ils visaient Arcadi. Depuis un an, le leader mafieux n'en mène pas large. Au plus fort de la tempête, prétextant des vacances, il est allé se cacher en Italie.

Une organisation riche

L'enquête a aussi permis de montrer l'immense richesse et l'importance de l'infiltration de la mafia montréalaise dans les entreprises légitimes. Elle a identifié des hommes d'affaires et des professionnels - avocats, comptables et autres - gravitant autour de Vito Rizzuto et des autres figures dominantes du clan. Le fisc est aussi de la partie.

Selon M. de Champlain, ce coup de force de la police a miné le prestige du clan Rizzuto. «Il y a certainement de la confusion et surtout beaucoup d'incertitude, voire de méfiance dans les rangs de l'organisation. Les candidats au leadership hésiteront sans doute à se manifester, sachant qu'ils auront les réflecteurs braqués sur eux », a-t-il dit. D'autant que les aspirants de calibre semblent peu nombreux en ce moment.

«Il faudra quelques années au gang pour se réorganiser, mais les assises sont là. Le clan Rizzuto demeure la plus grande et la plus riche famille mafieuse à Montréal», assure l'ancien expert de la GRC.

Déjà, plusieurs ont commencé à changer leurs habitudes. Ils ne fréquentent plus les mêmes endroits, passent davantage par des intermédiaires et ont changé leurs codes. Leur quartier général de la rue Jarry, le club social Consenza, a changé de nom. Depuis décembre 2005, il s'appelle l'Associazone Cattolica Eraclea. L'endroit est quasi désert depuis la rafle policière. Il faut dire que n'y entrait pas qui voulait avant l'arrestation de Nick Rizzuto et sa bande. De l'autre côté du pont, à Laval, le bar Laennec, où se tenaient les plus jeunes, est quant à lui fermé.

Selon M. de Champlain, tout cela est un signe de changement. La porte est ouverte à une nouvelle génération de mafiosi et peut-être même à une nouvelle répartition du pouvoir dans le monde interlope montréalais. «Le but des mafiosi d'aujourd'hui n'est pas le pouvoir, mais l'enrichissement rapide», conclut M. de Champlain, en rappelant que la culture mafieuse a beaucoup changé ces dernières années.