Jules-Verne est l'école primaire du «Bronx». Cette école aux allures futuristes accueille près de 800 enfants, dont la plupart sont issus de l'extrême pauvreté. Entrer à bord du «vaisseau spatial», c'est entamer un voyage dans le quotidien d'enfants qui n'ont jamais vu de pédiatre, qui n'ont qu'un hot-dog froid pour dîner, qui viennent à l'école sans bottes en plein hiver. Et aussi de leurs profs, qui leur enseignent, mais surtout, qui les aiment.

Les trois enfants, deux frères et leur soeur, ont écopé d'une retenue. Claire Stabile, directrice de Jules-Verne, les attend à l'école au petit matin, à 7h30. Ils arrivent avec 15 minutes de retard et se font vertement tancer par la directrice. Dans l'heure qui suit, Mme Stabile découvre la raison de ce retard. Il n'y avait plus de Saran Wrap à la maison.

 

Le père des enfants, qui vit seul avec eux, commence à travailler très tôt le matin. Julien, 11 ans, a donc la responsabilité de réveiller et de préparer son frère et sa soeur pour l'école. C'est lui qui fait leurs lunchs. Et ce matin-là, il n'avait rien pour emballer les sandwiches. Il a fini par dénicher un reste de papier alu.

Claire Stabile a ouvert les boîtes à lunch. Dans chacune il y avait, en tout et pour tout, un sandwich. Emballé dans du papier alu. Le contenu de ces boîtes résumait le quotidien de Julien. Une vie d'adulte. À 11 ans.

Quand elle raconte cette histoire, la directrice a les yeux pleins d'eau. Lorsqu'elle parle de la vie quotidienne de son établissement, situé en plein coeur du fameux Bronx, le quartier chaud de Montréal-Nord, la directrice a très souvent les yeux qui rougissent.

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Et il y a de quoi.

Il y a 30 ans, quand on a construit Jules-Verne, c'était «l'école de l'avenir». De l'extérieur, elle ressemble au vaisseau spatial de l'Empire dans Star Wars. À l'intérieur, l'école respecte à la lettre les préceptes de la pédagogie à la mode des années 70: elle est totalement à aire ouverte. À l'époque, la clientèle était relativement favorisée. Et nombreuse. Jules-Verne a déjà accueilli près de 1000 jeunes.

Trois décennies plus tard, l'avenir n'est plus ce qu'il était.

Jules-Verne est devenue l'école la plus défavorisée de la commission scolaire de la Pointe-de-l'Île. Sur l'échelle de la défavorisation, qui compte 10 niveaux, Jules-Verne trône au sommet. Ces enfants de 4 à 12 ans qui jouent à la marelle dans la cour sont, pour la plupart, issus de l'extrême pauvreté. Près de la moitié d'entre eux vivent avec leur mère seule et un revenu familial très faible. Dans leur capuchon de manteau ou leur sac à dos, ils transportent parfois une ou deux coquerelles ramenées de la maison.

«À 4 ou 5 ans, ce qu'ils connaissent, c'est leur quadrilatère. Le canard est dans la mare, pour eux, ça ne veut rien dire. Ils n'ont jamais vu ça, un canard. Ni une mare», explique Mme Stabile. «Il n'y a pas d'années faciles, ici. Ça n'existe pas», résume Julie Cherrier, qui enseigne en deuxième année.

Officiellement, un écolier sur quatre a une langue maternelle autre que le français. Mais souvent, les petits Haïtiens ne sont pas comptabilisés dans cette statistique puisque leurs parents sont nés ici. Il y a beaucoup, beaucoup d'Haïtiens à Jules-Verne. Il y a également un bon nombre de petits Maghrébins et, aussi, des enfants blancs, Québécois de souche, dont les parents sont souvent bénéficiaires de l'aide sociale. Et, disons-le franchement, cette dernière clientèle n'est pas la plus facile de l'école.

Chaque matin, 800 enfants, dont 150 petits de prématernelle, entrent donc à bord du vaisseau spatial. Où, soit dit en passant, il n'y a toujours pas de murs. Des paravents et des tableaux séparent ces immenses aires où on retrouve quatre ou cinq classes d'un même niveau. L'an dernier, un pigeon s'est introduit dans l'école par un conduit de ventilation. Pendant plusieurs heures, il a voleté dans les vastes espaces jusqu'à ce que l'exterminateur réussisse à le coincer.

Dans certaines classes, les enfants ont des écouteurs à leur disposition pour mieux se concentrer. Les petits se promènent dans les couloirs avec un doigt sur la bouche. Bref, les aires ouvertes imposent une discipline de fer à cette clientèle déjà très difficile.

«L'an dernier, un enfant turc, qui ne parlait ni français ni anglais, a hurlé chaque matin durant des heures», raconte Marie-Josée Hamel, enseignante soutien en français. Pas évident pour les enseignants des classes voisines...

L'école offre à ces enfants, qui y arrivent parfois avec un important retard, une incroyable panoplie de services. Deux psychologues. Deux orthophonistes. Trois orthopédagogues. Cinq éducatrices. Une psychoéducatrice. Une intervenante de milieu haïtienne. Des enseignants soutien aux profs réguliers en maths, français et sciences. Les enfants ont des examens dentaires, des examens de la vue, des ateliers de psychomotricité. Deux laboratoires informatiques avec 30 ordinateurs. Cette année, une fondation privée a payé des lunettes à tous les écoliers qui en avaient besoin.

Dans le ventre de l'école, au sous-sol, il y a une vraie cuisine de restaurant. L'école donne à tous les jeunes une collation substantielle le matin et un repas chaud le midi qui coûte 50 cents par jour pour les familles les plus démunies. Deux cents paires de patins sont rangées dans les grandes armoires de la salle polyvalente. Cette année, on aura 14 habits de neige à donner.

Mais au-delà de ces services, ce que l'école Jules-Verne donne à ces enfants, c'est la crème des profs. Les enseignants qui choisissent de rester dans ce milieu extrêmement difficile sont des missionnaires super-impliqués, dotés d'une solide confiance en eux et d'un sens de l'humour décapant. «En plein coeur de juillet, les trois profs de sixième année se sont réunis pour parler des projets pour l'année. Je n'ai jamais vu ça, dans aucune école», raconte Myrna Dupoux, directrice adjointe, récemment arrivée à l'école.

Aussi incroyable que ça puisse paraître, ces profs s'épanouissent dans ce terreau de misère. Les projets fusent de partout. L'équipe-école est soudée. Dans la salle des profs, chaque midi, règne un joyeux bordel. Ça rit, ça se taquine, ça chante. Entendu là bas: I Will Survive, en version créole.

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La liste des jamais est longue dans la vie de ces enfants qui sont nés dans le Bronx de Montréal. Certains d'entre eux n'ont jamais tenu un ballon, n'ont jamais joué à la tague. Ils habitent à Montréal, mais ils n'ont jamais vu le fleuve Saint-Laurent. Ils ne sont jamais allés sur le mont Royal. «Wow! Ça sent comme au Biodôme!» s'est exclamée une écolière de sixième année qui participait à une classe verte à Orford.

Et souvent, ces enfants n'ont jamais regardé un livre avec leurs parents.

Quand elle enseignait à la maternelle, Josée Girard avait organisé un party pyjama avec les parents de sa classe et leur avait expliqué... ce qu'était un livre. Ils ont lu ensemble un petit ouvrage pour enfants qui s'intitulait Je t'aimerai toujours. «Câlisse! s'est exclamée une mère à la fin de la lecture. Tu nous a brassé ça, ces émotions-là!» Des années plus tard, Josée Girard en rit encore.

Car les parents baignent dans une sous-culture où l'écrit est parfois inexistant. «C'est la culture de l'oral, du temps présent, de l'action», résume Claire Stabile. «On ne peut jamais tenir pour acquis le soutien des parents. Du plus petit message au bulletin scolaire. On a des parents analphabètes, dyslexiques, dysorthographiques. Il faut les appeler», ajoute Geneviève Wilshire, orthophoniste à l'école. Car la préoccupation première de ces parents, c'est la survie. Le souper de ce soir. La gardienne de la semaine prochaine.

«Les parents n'interviennent pas toujours de la bonne façon. Mais ils l'aiment, leur jeune», résume Mme Stabile. «Peu importe ton niveau social, ton enfant, c'est ton enfant. Et tu veux qu'il réussisse», ajoute Josée Girard.

Certains de ces parents conservent, intacte, une parcelle de fierté. Pour avoir droit aux repas à tarifs réduits, ils doivent se présenter à l'école et montrer leur déclaration fiscale à la directrice. «Disons que ça n'est pas une soirée facile, dit Mme Stabile. Certains parents, dont on sait qu'ils auraient besoin de cette aide, la refusent. Ils disent: je suis capable de nourrir mes enfants.» D'autres en revanche, abusent, raconte Francine Corbeil, responsable des dîners. «Ils envoient leur enfant sans lunch avec 2$ dans les mains. On est obligés de leur dire: hé, ce n'est pas un restaurant, ici.»

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Cette terre appauvrie dans laquelle poussent ces petits produit des enfants qui, malgré leur intelligence tout à fait normale, accusent un retard énorme. «Chaque année, à la rentrée, on en a un qui ne sait pas son nom», dit Guylaine Crousset. «Et ça, c'est quand ils sont à la bonne école», ajoute Sébastien Cléroux, enseignant soutien en mathématiques. Ils ont des retards de langage, de motricité fine. «Certains n'ont jamais tenu un crayon, ni des ciseaux», dit Marie-Josée Hamel, enseignante soutien en français.

«Chez eux, il n'y a souvent pas de place pour coucher, même pas de table pour souper. Comment leur dire qu'il faut prévoir une petite place pour faire des devoirs?» ajoute Mme Crousset.

Grosso modo, la moitié des 800 écoliers de Jules-Verne auront besoin de l'aide de services spécialisés, pour toutes sortes de problèmes. La prématernelle, ou la maternelle, devient l'endroit numéro un pour le dépistage des problèmes de toutes sortes.

Prenez Yohan, qui a 4 ans. Le petit bonhomme, blond aux yeux bleus, n'a plus une dent sur la gencive supérieure. Quand il rit, on voit des petits chicots noirs aux endroits où pousseront bientôt ses dents d'adulte. Yohan a perdu toutes ses dents. Carie du nourrisson, couplée à peu ou pas d'hygiène dentaire. Sa petite soeur, qui est encore dans une poussette, n'a plus de dents de devant elle non plus.

En entrant à Jules-Verne, à 4 ans, Yohan a eu un rendez-vous d'urgence chez l'hygiéniste dentaire.

«Parfois, ces enfants-là n'ont jamais vu de pédiatre, dit Mme Crousset. Un jour, on a vu un enfant qui n'avait pas de filet sous la langue. Quand il parlait, il était incompréhensible.»

«Certains enfants ignorent la base des habiletés sociales. Dire s'il vous plaît. Merci. Parfois, ils mettent leur pied sur mon pantalon pour attacher leur soulier», ajoute Geneviève Boutet, enseignante à la maternelle.

L'an dernier, Mme Boutet a eu la classe la plus difficile de sa carrière. Trois enfants en difficulté grave de comportement, dont l'un était particulièrement agité. Le petit, d'origine haïtienne, était le seul enfant de la maisonnée, sous la houlette de plusieurs adultes, aux demandes parfois contradictoires. Depuis sa naissance, il avait toujours fini par faire à sa tête.

«Il faisait pipi partout, il lançait des chaises, il mangeait son tube de colle, il grimpait sur les cabines des toilettes. Quand on allait au parc, il se sauvait et traversait la rue en courant. Il n'acceptait aucune autorité, aucune réprimande», raconte-t-elle.

Après quelques semaines de ce régime, Mme Boutet a failli tomber malade. Elle a finalement reçu l'aide d'une éducatrice dans la classe. Il a fallu beaucoup, beaucoup de patience et de soutien. Mais le petit est aujourd'hui en première année, en classe régulière. Il fonctionne bien.

En racontant cette histoire, Geneviève ouvre la porte d'une petite réserve de matériel, attenante à la classe. Derrière la porte, il y a, collée au mur, la photo de ce petit garçon. Six mois après son entrée chaotique à l'école, il est accroupi et regarde les petits poussins qui viennent d'éclore dans une couveuse. Sur son visage, il y a un pur émerveillement.

Geneviève Boutet recolle le cliché au mur. Elle le garde précieusement. C'est, pour elle, le plus beau des trophées.