«Le premier réflexe des enfants qui sont en conflit avec leurs parents, c'est d'appeler le 911.» Le parent qui raconte cette anecdote est d'origine haïtienne. Il n'a pas 40 ans et il est né au Québec. Appeler le 911, c'est une menace que lui sert souvent sa fille, qui est encore à l'école primaire. «On ne peut plus punir l'enfant sans risquer la police. Et la DPJ. Les parents ne veulent pas avoir de trouble, alors ils cèdent.»

Les corrections physiques font partie de l'éducation en Haïti. Rapidement, les enfants apprennent que cette pratique n'est pas acceptable au Québec. Ils prennent le téléphone et dénoncent leurs parents aux autorités. «Je ne veux pas battre mon enfant. Je ne veux pas la maltraiter. Je veux simplement lui faire comprendre que les devoirs passent avant l'amusement, s'exclame notre papa haïtien. La loi sur la fessée nous a enlevé nos droits de parents. La première génération d'enfants n'a pas compris comment agir. La seconde, oui. Ils appellent la police.»

Le quadrilatère formé par les rues Lacordaire, Langelier, Henri-Bourassa et Léger ceinture le secteur chaud de Montréal-Nord, le désormais célèbre «Bronx», qui s'est embrasé après la mort de Fredy Villanueva. Dans ce quartier où la population est l'une des plus denses de toute l'île, les immeubles comptent typiquement huit logements. Il y a des Blancs, des Arabes, des Latinos. Mais les Haïtiens forment le groupe dominant. Nous sommes ici dans une sorte de Port-au-Prince, version Québec. Dans ces immeubles serrés les uns contre les autres règne une sous-culture haïtienne qui entre parfois en collision directe avec les valeurs québécoises. D'où l'histoire du 911. Qui n'est pas, en passant, une anecdote isolée. La chose se produit fréquemment.

Ce choc des valeurs, couplé à une pauvreté endémique, est, croit Rose-Andrée Hubbard, au coeur des problèmes du quartier. Mme Hubbard est intervenante à l'école Jules-Verne, l'école primaire de ce secteur chaud de Montréal-Nord. Elle assure le lien entre l'école, les familles et la communauté. «L'enfant vit un conflit entre sa culture d'origine et sa culture d'accueil. L'enfant va choisir. L'école a la loi avec elle. Il va affronter ses parents», explique-t-elle. Et cet écartèlement ne se produit pas que dans les familles récemment immigrées. Certains parents qui sont eux-mêmes nés ici perpétuent tout de même les méthodes de leurs propres parents.

«Pourquoi les enfants qui entrent à l'école ici se retrouvent-ils souvent, à leur majorité, avec un casier judiciaire? Précisément parce qu'ils sont déchirés. Ils sont en conflit de loyauté. Alors ils se retrouvent de l'autre côté de la clôture.» Dans la délinquance.

Et ces enfants déchirés entre deux cultures font bien plus qu'appeler le 911 à la moindre chicane. Un matin, ils arrivent à l'école en boitant. Ils disent qu'on les a «touchés», raconte Rose-Andrée Hubbard. «Ils essaient de faire croire que les parents les ont battus, pour saper l'autorité parentale.» Devant ces «sévices», l'école doit donc être extrêmement prudente. Est-ce la réalité ou un faux témoignage? Faut-il signaler ou non le cas à la DPJ? Rose-Andrée Hubbard, une Haïtienne arrivée au Québec en 2002, joue un rôle prédominant dans les discussions avec les parents.

Ce choc des cultures se produit à mille occasions dans une école. Un parent haïtien refuse de signer le devoir de son enfant, qui n'a pas eu une bonne note. «Pour lui, c'est comme cautionner un mauvais travail», raconte Sébastien Cléroux, enseignant en mathématiques. Quand elle rencontre un parent haïtien dont l'enfant est en difficulté, jamais la directrice de l'école, Claire Stabile, ne parle ouvertement de «retard». Sinon, le parent décroche immédiatement, puisqu'on l'insulte personnellement dans ses capacités parentales. Il faut également être très diplomate lorsqu'on dirige un enfant vers un intervenant dont le titre commence par «psy». «La réaction des parents, c'est tout de suite de dire : mon enfant n'est pas fou», dit Mme Stabile.

«Les parents haïtiens voient souvent les Québécois comme des mous, des permissifs qui n'ont pas de leçon d'autorité à donner», explique David Fillion, travailleur social du CLSC qui travaille à mi-temps à la polyvalente Calixa-Lavallée, à l'autre bout du quartier, où la problématique est similaire.

Marie-Josée Hamel, enseignante soutien en français à Jules-Verne, a un jour demandé à des élèves particulièrement turbulents ce qu'il faudrait pour les calmer. «Une fessée», ont répondu les jeunes en choeur. La discussion s'est poursuivie. «Combien d'entre vous vont donner la fessée à leur enfant, plus tard?» Toutes les mains se sont levées.

Les profs et les surveillants ont aussi appris à sanctionner les jeunes qui les regardent dans les yeux en faisant un petit bruit de bouche: ils «chippent». Une marque de mépris suprême pour la personne qui leur fait face, l'équivalent haïtien du bras d'honneur.

***

Luce Poulard fait exactement le même travail que Rose-Andrée Hubbard, mais pour le compte de la DPJ. Elle est l'une des trois «aidantes naturelles» haïtiennes qui oeuvrent dans l'ombre à Montréal-Nord. Mme Poulard nous a demandé de changer son nom parce qu'elle tient à pouvoir continuer son travail dans la discrétion. Au jour le jour, Luce Poulard épaule les intervenants dans certains dossiers de familles haïtiennes. Comme le cas de Shani, par exemple. Une histoire typique, que Mme Poulard entend souvent dans les immeubles du quartier.

Shani a 19 ans. Elle a passé les premières années de sa vie dans un village d'Haïti avec sa mère. À son 12e anniversaire, son père, qui a immigré au Québec alors qu'elle était toute petite, a fait venir Shani à Montréal. Comme c'est souvent le cas, il a exigé qu'elle n'ait plus de contact avec sa mère. «Les pères disent souvent aux enfants: ta vie est ici, maintenant», dit Luce Poulard.

Plus jamais Shani n'a reparlé à sa mère. Elle a emménagé à Montréal avec un père qu'elle n'a jamais vu, une belle-mère qu'elle ne connaît pas et des demi-frères et soeurs. Les choses ne sont pas passées très bien. Comment s'en étonner? Papa a eu de la difficulté avec sa fille. Il a levé la main sur elle à plusieurs reprises. La petite a fini par être placée en famille d'accueil. Elle prend de la drogue et commence à danser dans les bars.

A 18 ans, elle rencontre un homme et tombe enceinte.

Lorsqu'elle arrive à l'hôpital pour accoucher, les médecins appellent tout de suite la DPJ. Code 1: situation d'urgence. Ils refusent de la laisser partir avec sa petite Rose puisque la jeune fille, méfiante, ne leur adresse pas la parole. Ils ignorent où elle vit. Monique Cauchy, de la DPJ, se rend sur place avec Luce Poulard. L'intervenante haïtienne s'adresse en créole à Shani, qui lui donne son adresse. Les deux femmes s'y rendent, pour vérifier. Le père du bébé est là, il attend sa femme en mitonnant le souper.

Rose a maintenant presque deux mois. Shani est assise sur le canapé, dans son petit demi-sous-sol sombre, où la télé est allumée en permanence. La petite sommeille dans ses bras. Rose a une peau couleur chocolat au lait. Des cheveux épais et des yeux ronds comme des billes.

Le papa s'excuse, il doit partir: il fait chaque jour un long trajet d'autobus pour se rendre à son travail, à l'entrepôt d'un grand magasin. C'est lui qui fait vivre la famille puisque Shani ne peut recevoir d'aide sociale : en arrivant au Québec, son père s'est engagé à la parrainer, donc à assurer sa subsistance, pendant 10 ans. Chose qu'il ne fait pas, bien sûr.

Pour entrer chez Shani, qu'elle visite chaque semaine, Luce Poulard passe par la sortie de secours. La porte est maintenue ouverte par un gros caillou. En entrant, nous longeons la salle où les locataires entreposent leurs sacs de déchets. Il s'en dégage une odeur de détritus chauffés au soleil. Dans le petit appartement de Shani, cependant, tout est propre. La chambre de bébé est bien équipée. Rose est vêtue d'un joli pyjama et a une bavette au cou.

Non, ce n'est pas la photo idyllique d'une première maternité. Mais dans cette pièce, il y a un bébé qui fait de petits bruits de contentement quand maman le serre contre elle.

«Ça aurait été un drame d'enlever son enfant à cette fille», dit Luce Poulard en sortant de l'immeuble.

***

Nous sommes à l'école Jules-Verne et il est midi. Une fillette haïtienne, emmitouflée dans un manteau, son sac de Dora sur le dos, arrive au secrétariat avec une jeune femme. Est-elle la mère, la grande soeur? Impossible de savoir. «Pourquoi es-tu en retard?» demande la secrétaire de l'école à l'enfant. La petite fille regarde la jeune femme. Elles échangent un long regard. Dans ces quatre yeux qui se parlent, on lit un million de choses. Le léger sourire dans les yeux de la grande dit à la petite: ne dis rien, ne t'occupe pas d'eux. Laisse courir. «Elle a un mot dans son agenda», répond la jeune femme en regardant la secrétaire droit dans les yeux.

La secrétaire l'ignore et répète gentiment sa question à l'enfant. D'une toute petite voix, la fillette dit: «Je dormais.»

La petite partie, la jeune femme se tourne, en colère, vers la secrétaire. Elle est fâchée qu'on ait directement demandé à l'enfant la raison de son retard. «Vous la traitez comme une adulte. Et après, à la maison, elle nous défie.» Elle sort en claquant la porte. Guylaine Crousset, la directrice adjointe, soupire. Elle rappellera à la maison de l'enfant. Et tentera, encore une fois, de lancer un tout petit pont entre Montréal et Port-au-Prince.