Les organismes humanitaires prolongent les conflits en soignant les soldats et en enlevant aux combattants la responsabilité de gérer les populations civiles. Telle est la thèse de la journaliste néerlandaise Linda Polman dans son plus récent ouvrage, War Games, après avoir dénoncé l'inefficacité des missions de maintien de la paix de l'ONU dans son livre We Did Nothing. La Presse s'est entretenue avec elle.

Q : Est-ce que les interventions humanitaires prolongent les guerres?

R : Oui, certainement. Avant l'invention de la Croix-Rouge, les armées avaient la responsabilité de gérer les populations civiles. Leur sort était peu enviable, mais aucun général ne veut avoir affaire à une horde d'affamés qui n'ont plus rien à perdre. Ça forçait les combattants à limiter les effets de la guerre à quelque chose d'acceptable. Les hôpitaux civils devaient continuer à fonctionner pour que les hôpitaux militaires puissent se concentrer sur les soldats. Maintenant, les ONG s'occupent de la population civile. Les soldats peuvent même se faire soigner dans leurs hôpitaux. Les combattants sont libres de semer la désolation autour d'eux parce qu'ils savent que quelqu'un d'autre recollera les morceaux. En Sierra Leone, les rebelles ont même justifié les amputations qu'ils infligeaient aux enfants par le fait que c'était une manière d'attirer l'intervention internationale. Les ONG provoquent la surenchère de l'horreur.

Q : Les interventions humanitaires après les désastres naturels ont-ils aussi des effets néfastes?

R : Non, pourvu que les ONG ne servent pas d'outil politique ou militaire. Cela dit, il faut toujours tenir compte du potentiel de déstabilisation économique et politique des injections massives de capitaux qui accompagnent les missions humanitaires.

Q : Pouvez-vous parler plus particulièrement du problème du Congo?

R : Les ONG qui se trouvaient dans les camps de réfugiés hutus soignaient des soldats qui ensuite prolongeaient la guerre. Les milices hutues régentaient l'accès aux camps et la distribution des vivres et des médicaments. Quand des ONG sont parties pour protester contre la situation, des ONG rivales se sont battues pour prendre leur place. Je pense que l'ONU aurait dû établir cette responsabilité des ONG dans son récent rapport.

Q : Les problèmes liés à l'intervention humanitaire durant les guerres sont-ils récents?

R : Que se serait-il passé si les nazis n'avaient pas eu l'aide de la Croix-Rouge, qui apportait des colis aux prisonniers des camps de concentration? En se taisant, la Croix-Rouge a en quelque sorte dédouané le Troisième Reich. Plus près de nous, on peut penser au Biafra, au début des années 70: la guerre civile se serait terminée beaucoup plus rapidement si le gouvernement biafrais n'avait pas eu l'aide des ONG pour nourrir la population civile.

Q : La Chine offre-t-elle un modèle de développement différent de l'Occident dans ses relations commerciales avec l'Afrique?

R : La Chine n'offre pas d'aide à l'Afrique, elle y fait des affaires. Et les affaires peuvent être sales, tout comme l'aide. De l'autre côté, l'Occident prétend offrir de l'aide alors que, en réalité, il cherche à faire avancer ses propres intérêts commerciaux. Nous déstabilisons les économies des pays qui reçoivent de l'aide. Au plan de la corruption, dont on accuse souvent la Chine en Afrique, je ne crois pas que les lois qui interdisent cette pratique en Occident soient si efficaces. Par exemple, les banques britanniques ou suisses qui acceptent l'argent criminel des pays du tiers-monde sont à mon avis tout aussi corrompues.

Q : Que pensez-vous des pillages d'entrepôts d'aide humanitaire et des enlèvements de travailleurs humanitaires?

R : On exagère la plupart du temps. En Haïti, en 1995, j'ai été témoin de l'arrivée des soldats américains. Des foules de pauvres étaient venues pour saluer leurs sauveurs. Les soldats américains ont eu peur d'eux. Ils ont vu arriver les Lexus et les Audi des riches Haïtiens et ils ont repoussé la foule pour les laisser passer. Mais les victimes, ce n'était pas les riches dans les grosses voitures. Après le tremblement de terre en Haïti en janvier dernier, une équipe médicale belge a abandonné une clinique parce que les soldats de l'ONU ne voulaient pas en assurer la protection. Une équipe de CNN ayant à sa tête le correspondant médical Sanjay Gupta s'y est installée et a fait le travail sans subir aucune violence.

Q : Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux Casques bleus et à l'aide humanitaire?

R : Au début de ma carrière, je faisais des reportages de tourisme en Afrique pour des quotidiens néerlandais. Je me suis retrouvée en Somalie en 1993 et j'ai trouvé l'intervention de l'ONU absolument fascinante. Les Casques bleus pakistanais tentaient tout simplement de survivre. Leur mandat était inadéquat et ils n'avaient aucune infrastructure militaire. On avait envoyé des préposés à la circulation pour endiguer une guerre civile. Ils n'avaient ni le mandat ni les capacités de se battre ou d'arrêter les chefs de guerre.

Q : Pourquoi les Casques bleus n'ont-ils pas un mandat adéquat?

R : Parce que l'ONU est un grand jeu politique. Un diplomate américain m'a déjà dit que les résolutions de l'ONU, c'est comme de la saucisse: il vaut mieux ne pas savoir de quoi elles sont faites. Les pays autocratiques ne veulent pas que soient condamnées des pratiques auxquelles ils se livrent eux-mêmes. Les pays industrialisés et émergents ne veulent pas s'aliéner leurs partenaires commerciaux ou leurs alliés stratégiques.

Q : Cela signifie que vous êtes d'accord avec des interventions militaires contre des régimes autocratiques, par exemple l'invasion américaine de l'Irak en 2003?

R : Non, pas du tout. Je ne suis pas toujours en faveur des interventions unilatérales. Elles devraient être réservées aux cas de génocide. Je ne suis pas spécialiste de l'Irak, mais je crois que les États-Unis avaient des raisons politiques égoïstes d'y intervenir. En même temps, je sais que c'est une utopie de penser que les puissances militaires comme les États-Unis et la France interviendront pour stopper les génocides.

Q : Avez-vous un exemple d'une mission réussie des Casques bleus?

R : En Haïti au milieu des années 90. L'armée américaine a pris la place des autorités locales. Les Casques bleus se sont limités à transporter et à former les policiers locaux, à garder les prisons.

Photo fournie par l'auteure

En Sierra Leone, au début des années 2000, les ONG rivalisaient entre elles pour s'occuper des amputés.