Juste à côté du bureau d'Éric Dubois, affichée sur un babillard, il y a une grande carte de la voie du métro entre les stations Rosemont et Beaubien. D'ici cinq mois, les 216 traverses de bois qui relient les deux rails du métro devront toutes y être changées. Après 45 ans d'existence, elles sont pourries. Un travail majeur, et surtout, un travail de moine, réalisé «à bras» par des ouvriers. Chaque nuit.

Enlever les énormes boulons. Scier la traverse par le milieu pour se négocier de l'espace. Puis, à l'aide d'outils hydrauliques, dégager le reste de la traverse. Enfin, la remplacer par un assemblage de ciment. L'étape 1 de l'ouvrage, remplacer une pièce qui tient les traverses, prendra à elle seule 20 à 25 jours. Car une contrainte en béton pèse au-dessus de ces ouvriers. Chaque nuit, malgré les inévitables impondérables, ils doivent avoir quitté la voie à 5h au plus tard pour laisser place au premier métro de la journée.«C'est notre gros challenge», dit Martin Chartrand, surintendant des voies, le patron d'Éric Dubois.

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Ces ouvriers de la voie, vous ne les avez jamais vus. Car ces cantonniers - oui, comme dans la chanson - travaillent exclusivement sur les voies quand le métro est fermé. Ce sont les ouvriers d'une immense fourmilière, des kilomètres de tunnels creusés dans la terre, qu'ils arpentent à l'aide d'énormes camions jaunes, des tonkas de petit garçon, modèle géant. Ce soir, ils ont deux invités. Une journaliste et un photographe de La Presse, dûment chaussés de bottes qui ne conduisent pas l'électricité.

Martin Chartrand nous a donné rendez-vous à l'immense centre d'entretien qui occupe un pâté de maison sur le boulevard Saint-Laurent. On pénètre dans ce centre comme dans un garage pour géants. Comme chez votre garagiste, il y a des ponts élévateurs pour soulever les véhicules, des pièces de rechange empilées et des coffres à outils. Sauf qu'ici, tout est gros, énorme, gigantesque.

Des wagons entiers sont soulevés dans les airs. Les pièces du différentiel font cinq pieds de long. Les scies ont un mètre de diamètre. Il y a des grues. Des machines imposantes pour laver les stations ou pour drainer les rigoles, dans les voies.

Et bien sûr, comme dans tout garage qui se respecte, il y a un lave-auto. Sauf que ce sont des wagons qui se font frotter par les immenses brosses. Des employés astiquent ensuite l'intérieur à la main.

Mais c'est plus loin que le vrai frisson commence. Il commence au pied du «tiroir», cette ouverture qui permet de se glisser dans les tunnels du métro à bord des gros tonkas jaunes. Une voie part, sous terre, du métro Crémazie, et aboutit ici. On peut emprunter le tiroir vers la ligne orange ou alors vers la ligne bleue. Il faut parcourir deux kilomètres sous terre, juste en dessous du parc Jarry, pour y arriver.

Nous nous dirigerons plutôt du côté de la station Beaubien, afin de constater, de visu, les travaux dont nous a parlé Éric Dubois. Notre camion croise le dernier métro, qui vient en sens inverse. «C'est le balai», dit Daniel Brisebois, qui a pris place dans notre véhicule. Le balai, parce que le dernier métro, «ramasse le reste», dit-il en souriant.

Entre Crémazie et Jarry, le véhicule roule lentement: 10 km/h. C'est qu'un citoyen s'est plaint du bruit des véhicules d'entretien qui passent, la nuit, sous sa maison. «Il y a 40 ans, ici, il y avait peu de maisons. Mais maintenant, les postes de ventilation naturels donnent parfois sous des galeries de condos», explique Martin Chartrand.

En arrivant au métro Beaubien, avant de sauter dans la voie, Martin Chartrand pose une lampe-témoin sur le rail gauche et la barre de guidage, les deux bornes électriques du métro. Si le courant passait, en touchant aux deux bornes, on recevrait une décharge électrique de 750 volts. La mort assurée.

La lampe-témoin reste éteinte. Et la confirmation vient quelques secondes plus tard. «Le courant est coupé sur toutes les lignes», crachote la radio.

Dans la voie, les ouvriers se mettent rapidement à l'oeuvre et dévissent des boulons pour remplacer une pièce. C'est l'étape «d'usinage». Un énorme outil fait tourner une vis géante. Puis, soudain, la tête casse. Les cantonniers devront travailler plusieurs minutes pour dégager le reste de la vis, enfoncée de quatre pouces dans le sol.

«Un impondérable», soupire Martin Chartrand.

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«Tabarnak!» Le cri de frustration émane du tunnel de la station Henri-Bourassa. Là aussi, il y a un impondérable. L'équipe de quatre ouvriers devait changer un morceau de rail, dont les bords sont complètement corrodés.

On a retiré le morceau de rail. Une mini-grue a apporté le morceau de rechange. Sauf qu'il n'est pas tout à fait de la bonne taille. Le vieux rail devra donc être posé de nouveau, pour ce soir. Un ouvrier armé d'une impressionnante scie, qui projette dans le tunnel des flots d'étincelles, coupe le vieux rail, que l'on maintiendra en place à l'aide de pièces de métal.

L'eau qui pénètre dans les tunnels du métro cause beaucoup de dommages aux équipements vieillissants. Cette eau devrait théoriquement s'écouler par les rigoles prévues de chaque côté de la voie, mais ces rigoles sont la plupart du temps bouchées par une bouillie saumâtre composée de tous les déchets jetés sur le quai par les passagers.

«Regarde ça.» Martin Chartrand nous montre du pied l'amoncellement de sacs de chips, de vieux journaux, de bouteilles d'eau et de verres de café vides qui s'accumulent dans les rigoles.

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Une visite dans le métro la nuit nous aura permis de dégonfler quelques mythes. Non, il n'y a pas de rats. «En 15 ans dans les tunnels, j'ai vu une souris», dit Martin Chartrand, qui a débuté sa carrière à la STM comme simple mécanicien. Cependant, il y a quelques années, une mouffette avait pénétré dans les tunnels. Une entreprise spécialisée a capturé la coquine.

Il n'y a pas non plus de campements secrets de sans-abri dans le métro. Il y a quelques années, des graffiteurs se cachaient effectivement dans les tunnels pour peindre leurs ouvrages dans la pénombre. «Le plus gros graffiti que j'ai vu, c'était à la station Viau. Il faisait 30 pieds de long», se souvient M. Chartrand.

Mais depuis quelques années, on a posé pas moins de 2000 caméras, braquées sur les entrées des tunnels. Chaque «intrusion» fait sonner une alarme au centre de contrôle, situé station Berri. Avis à ceux qui voudraient aller graver leurs deux noms dans un coeur entre Mont-Royal et Laurier: les contraventions sont salées.