Au moment où le gouvernement du Québec appuie financièrement la relance de la mine Jeffrey, à Asbestos, l'annonce de la renaissance de l'industrie de l'amiante remue de douloureux souvenirs dans un quartier montréalais.

L'amiante a transformé un petit bout de rue d'Hochelaga en vallée de larmes. Trois familles ont en commun d'avoir perdu un proche à cause de l'amiantose ou du mésothéliome, cancer terrible dont on ne connaît pas d'autre cause que l'amiante. Il y a Denyse Thérien, ménagère morte en 1994 à 60 ans. Ses deux filles ont des traces d'exposition à l'amiante aux poumons.

Il y a Étienne Bouchard, mort en 2010 à 73 ans. Débardeur, il déchargeait l'amiante dans le port.

Et il y a Claudette Pigeau, ménagère et mère de trois enfants. Son certificat de décès affirme qu'elle a succombé à l'amiantose, une maladie que l'on trouve généralement chez les mineurs ou les ouvriers.

À trois coins de rue de là, pendant des décennies, une immense usine a fabriqué des tuyaux et des panneaux en amiante-ciment. Exactement comme on se propose de faire en Inde avec l'amiante de la mine Jeffrey.

À Hochelaga, cette usine a-t-elle pu causer certaines de ces maladies? Y a-t-il d'autres cas? La santé publique ne le sait pas et ne veut pas le savoir. L'usine, fermée en 1988, n'est plus un danger depuis bientôt 25 ans. Mais son héritage est toujours douloureux.

Omer Marchand a durement gagné sa vie et élevé deux filles dans le quartier, à l'est de la rue Dickson, au sud de la rue Hochelaga.

Il travaillait déjà depuis cinq ans à l'usine Atlas Asbestos, propriété de Turner&Newall, géant britannique de l'amiante, quand il a épousé Denyse Thérien, en 1956.

«Je travaillais au shipping de la production, dit-il. On faisait des tuyaux en amiante-ciment. L'amiante arrivait par le port dans des poches, et c'était mélangé avec le ciment et de l'eau. On fabriquait des tuyaux, du bardeau et des plaques. On recoupait les bords et on les machinait.»

C'était un bon emploi pour un jeune homme de la campagne, sans instruction, raconte-t-il. En 1966, il a acheté une maison modeste et confortable rue Louis-Veuillot, à trois coins de rue de l'usine. C'est là qu'ont grandi ses deux filles, Sylvie, née en 1958, et Célyn, née en 1960.

«Ils ont commencé à pousser la poussière dehors»

En 1972, M. Marchand s'est retrouvé devant un choix difficile.

«L'entreprise a commencé à faire des tests, dit-il. Des personnes qui travaillaient avec moi ont appris qu'elles souffraient d'amiantose avec 25% de perte de capacité pulmonaire. J'ai demandé à passer le test et j'avais 10% de perte. Ils m'offraient d'aller travailler ailleurs et ils me soutenaient pendant deux ans. Mais j'ai décidé de rester. Je ne parlais pas anglais, je n'avais pas d'instruction, le salaire était bon...»

Aujourd'hui, M. Marchand a 80 ans. Sa capacité respiratoire n'est plus que de 50%.

L'année 1972 marque un tournant dans les mesures de sécurité, à peu près inexistantes auparavant dans l'usine Atlas.

«C'est là qu'on a commencé à porter des masques, raconte M. Marchand. Au début, on nettoyait nos couteaux à l'air comprimé. Après 1972, les couteaux étaient nettoyés sous un aspirateur.»

«Ils nous ont donné des conseils, comme arrêter de fumer et passer les étés à la campagne. Et ils ont commencé à pousser la poussière dehors», ajoute-t-il.

Cette décision d'Atlas Asbestos allait peut-être avoir des répercussions sur l'entourage de M. Marchand.

À trois maisons au nord de chez lui vivait Claudette Pigeau, femme de Philippe St-Amand, dans une maison jumelée où M. St-Amand reçoit La Presse.

Mariés en 1952, ils ont emménagé rue Louis-Veuillot en 1954. Leurs trois enfants, Joane, Denis et Gilles, sont tous nés ici.

«J'ai travaillé à la raffinerie Texaco jusqu'à ma retraite, en 1984, raconte-t-il, attablé dans sa cuisine. J'étais rigger [charpentier], je faisais la maintenance de la raffinerie. Je travaillais l'acier.»

«Toute la tuyauterie était enveloppée dans l'amiante, raconte-t-il. On le manipulait. Mais on était toujours équipés avec douches et vêtements fournis.»

«Claudette est morte en 2010, mais depuis deux ans, on pouvait voir qu'elle ralentissait, raconte-t-il. À l'automne 2009, elle a vu un premier médecin qui lui a donné des pompes [des inhalateurs, NDLR]. Un deuxième médecin l'a envoyée voir un pneumologue. Il lui a prescrit de l'oxygène immédiatement. Le 24 décembre, elle a passé un scan. On a eu le diagnostic le 1er février 2010: amiantose, durcissement des poumons. Elle a été hospitalisée le 10 février et elle est morte le 11 mars.»

Un cas d'amiantose intrigant

Comment une ménagère a-t-elle pu contracter l'amiantose? Cette maladie frappe normalement les mineurs et les ouvriers qui respirent constamment de l'amiante.

M. St-Amand avance une explication: «Avec l'Atlas Asbestos, la poussière était toujours soufflée vers ici. Il y avait de gros ventilateurs, on les entendait siffler. Et elle était toujours dehors.»

Deux de ses trois enfants ont subi des tests; il n'y a pas de trace d'exposition à l'amiante dans leurs poumons.

Ce n'est pas le cas de Célyn et Sylvie Marchand, filles d'Omer Marchand et de Denyse Thérien.

Cela ne fait pas de doute, l'amiante a tué Denyse Thérien: «Ma femme est décédée à cause de ça, dit M. Marchand, les yeux humides. Je me suis toujours senti coupable. Pourquoi avoir choisi ce travail? Pourquoi avoir choisi ce quartier? S'ils avaient fait attention, il y aurait eu moins de problèmes.»

Sa femme est morte en 1994, à l'âge de 60 ans. Sa maladie, le mésothéliome, s'est déclarée en 1992. «Elle avait la grippe et elle ne guérissait pas, raconte-t-il. Elle avait de l'eau dans les poumons. Ils lui donnaient deux ou trois mois, mais elle a duré un an et demi.»

L'automne dernier, Sylvie Marchand a eu la confirmation qu'elle avait respiré de l'amiante. «J'ai eu une grippe pendant quatre mois, dit-elle. J'ai fini par consulter et j'ai eu une radiographie des poumons. On a trouvé des fibroses. J'ai parlé à mon médecin de notre histoire familiale. Il est à Gatineau et il ne voit pas souvent ça. Finalement, le résultat d'examen dit: Petites plaques pleurales, exposition à l'amiante probable.»

«Moi, c'est un examen pour un problème d'hypertension pulmonaire en 2008, dit Célyn Marchand. Ils ont détecté des plaques pleurales.»

«Quand je l'ai su, ça m'a ébranlée, dit-elle. Je n'ai pas de symptômes, mais je dois vivre avec ça psychologiquement, étant donné que ma mère en est morte. C'est comme une bombe à retardement qui ne fait pas de bruit: quand elle explose, il est trop tard.»

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

L'immense bâtiment de l'usine Atlas Asbestos, angle Hochelaga et Dickson, a été partiellement converti en salle d'escalade et en hall de bingo, depuis sa fermeture en 1988.

Le «mésothéliome conjugal»

Comment Mme Thérien et ses deux filles ont-elles été exposées à l'amiante? Selon le Dr Gaston Ostiguy, le pneumologue qui a suivi les deux parents, l'explication est évidente: «M. Marchand revenait à la maison avec ses vêtements souillés par l'amiante, dit-il en entrevue avec La Presse. C'est sûr qu'il a pu contaminer sa famille. On appelle ça le mésothéliome conjugal.»

M. Marchand assure au contraire qu'il revenait propre à la maison. «Il y avait des douches et ils nous prêtaient le linge», dit-il.

Même discours de la part de sa fille Célyn: «Mon père n'arrivait pas empoussiéré, dit-elle. Et moi, je ne lavais pas son linge. C'est sûr qu'on n'était pas loin de l'usine. Et quand il y avait un surplus de poussière, ils la soufflaient dehors.»

Dans une autre maison, à un coin de rue au sud de chez Omer Marchand, la plaie ouverte par l'amiante est loin d'être refermée.

Nicole Bouchard reçoit La Presse dans la maison d'un étage qu'elle habite depuis 40 ans. Veuve depuis octobre 2010, elle pleure toujours son mari, Étienne, avec qui elle a eu deux garçons. Il a succombé au mésothéliome à l'âge de 73 ans. «Mon mari n'avait rien, pas de cholestérol, pas de diabète, rien, raconte Mme Bouchard, les larmes aux yeux. Il ne prenait pas un coup, il ne fumait pas, il faisait attention à ce qu'il mangeait. On s'entendait depuis 50 ans. On dansait trois fois par semaine. C'est cette maudite maladie qui est venue le chercher.»

«Il a travaillé au CN de 18 ans à 50 ans, puis au port comme débardeur. Il déchargeait les poches d'amiante. Des fois, les poches se brisaient. Ils savaient que c'était dangereux.»

«Il est tombé malade le 3 décembre 2009. Il avait de l'eau dans les poumons. On lui a dit: Vous avez le pire cancer sur terre.»

«Le dernier mois de sa vie, il avait une bosse dans le dos grosse comme ça», dit-elle en faisant un cercle avec ses deux mains.

«Il a accepté cette maladie. Il ne s'est jamais plaint, sauf une fois. Il a dit: C'est pas juste, je gagnais la vie de mes enfants, de ma femme.»

Mme Bouchard craint maintenant qu'il y ait d'autres victimes de l'amiante dans sa famille. «Mon fils est resté ici pendant 20 ans et maintenant, il tousse tout le temps», dit-elle, le regard inquiet.

Avec tout cela, elle s'oppose à la reprise de l'industrie de l'amiante au Québec. «Je ne trouve pas ça drôle qu'ils envoient l'amiante dans d'autres pays», dit-elle.

La réouverture de la mine Jeffrey avec l'aide de fonds publics ne plaît pas non plus à Célyn Marchand. «C'est un produit qui amène des problèmes de santé à long terme, dit-elle. Mon père est un survivant, mais ma mère en est morte, et nous, on est porteuses. Je suis très choquée de voir qu'ils vont rouvrir la mine avec tout ce qu'on sait, avec le recul.»

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

Omer Marchand