Alors que le Québec se fait le porte-parole mondial de l'utilisation sûre de l'amiante, il maintient l'immense majorité de la population dans l'ignorance quant à la présence d'amiante dans les lieux de travail. Dix ans après l'adoption de la Politique d'utilisation accrue et sécuritaire de l'amiante, des mesures devant mieux protéger la santé des travailleurs se font attendre.    

Cela fait quatre ans maintenant que Diane Turcotte est entrée à l'hôpital pour ne jamais en ressortir. «C'était le 20 janvier 2008, le jour de notre 40e anniversaire de mariage, dit son mari Roger Tassé. Le 24 janvier, elle a subi l'ablation du poumon droit et du diaphragme. Elle a passé 144 jours aux soins intensifs. Elle est morte le 13 juin 2008.»

Diane Turcotte a succombé au mésothéliome, ou cancer de la plèvre. Elle avait 57 ans. Le mésothéliome est un cancer toujours mortel et dont on ne connaît d'autre cause que l'exposition à l'amiante.

Mme Turcotte est une victime de l'amiante au travail. La Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) l'a confirmé et lui a versé une indemnisation, en dépit de l'objection de son employeur et de l'avis d'un expert. L'affaire a été tranchée en appel en septembre 2011, trois ans après sa mort.

Mais elle n'est pas une victime comme les autres. Elle ne travaillait pas dans une mine. Ni dans l'industrie de la construction. Elle servait les repas dans la cafétéria d'une polyvalente en Outaouais.

La mort de Mme Turcotte est peut-être une sonnette d'alarme. C'est en tout cas ce que sa famille souhaite. «Les gens pensent que ça arrive juste aux travailleurs de la construction, mais on est tous à risque, juste à travailler dans un bâtiment», dit Nadia Tassé, fille de Mme Turcotte.

«Évidemment, ce n'est pas la décision qu'on souhaitait, mais on va s'y conformer, dit Alexandre Iraca, président de la Commission scolaire au Coeur-des-Vallées, l'employeur de Mme Turcotte. Notre prétention est qu'il n'y avait pas de lien de causalité (entre le travail de Mme Turcotte et sa maladie), mais on n'ira pas plus loin. On va faire face aux augmentations de primes de la CSST qui vont en découler. On ne peut pas dire encore quelle en sera l'ampleur.»

Mme Turcotte n'a jamais su que les plafonds de son école ont pu l'exposer à l'amiante. Le Québec maintient en effet l'immense majorité des travailleurs dans l'ignorance quant à leur exposition à cette matière cancérigène.

Cela contraste avec l'Ontario, où tous les propriétaires d'immeubles publics ou privés doivent faire l'inventaire des matériaux contenant de l'amiante et en faire part aux occupants.

Il n'y a rien de tel en place au Québec. Les précautions et les avis sont prévus seulement s'il y a des travaux susceptibles de libérer l'amiante dans l'air.

Pourtant, une réforme était prévue. En juin 2002, il y a bientôt 10 ans, le gouvernement du Québec a adopté sa «Politique d'utilisation accrue et sécuritaire de l'amiante».

Cette politique comportait un volet de santé publique. On prévoyait entre autres l'adoption d'«un règlement sur l'identification et la traçabilité de l'amiante dans les édifices» et l'«élaboration d'un système de surveillance des maladies reliées à l'amiante».

Ces projets semblent complètement englués.

Il n'y a aucune nouvelle obligation pour les propriétaires de bâtiment. Un comité de la CSST continue d'étudier ce projet.

Le projet de surveillance des maladies, piloté par l'Institut national de santé publique (INSPQ), est toujours à l'étape de la conception.

Le ministère des Ressources naturelles devait produire chaque année depuis 2002 un rapport sur la politique d'utilisation de l'amiante, mais il refuse de le rendre public, car il «a été produit uniquement pour le Conseil des ministres».

Entre-temps, les maladies attribuables à l'amiante continuent à faire des victimes. Selon la CSST, de 2005 à 2010, l'amiante a causé plus de morts que tous les accidents de travail réunis: 559 contre 548. Surtout dans le secteur de l'industrie, mais de plus en plus dans le secteur de la construction.

La plupart des morts échappent aux statistiques

L'Institut national de santé publique estime qu'en réalité, il pourrait y avoir beaucoup plus de morts liées à l'exposition à l'amiante dans le milieu de travail.

Pour le mésothéliome, seulement 21% des cas sont déclarés à la CSST, tandis que dans d'autres pays, c'est plus de 60%, note la Dre Louise Deguire, de l'INSPQ.

Ghislaine Fréchette, autre victime du mésothéliome, est un exemple de cas qui n'est pas déclaré à la CSST.

Mme Fréchette s'est éteinte le 25 janvier 2002. «On aurait dit qu'elle avait 102 ans alors qu'elle avait 58 ans, se souvient son mari, Yv Bonnier-Viger. C'était un petit paquet d'os à la fin.»

Après avoir reçu le diagnostic, le couple s'est demandé où Ghislaine avait pu être exposée à l'amiante. «On a évoqué des travaux de rénovation qu'elle avait faits pour transformer en auberge de jeunesse l'ancienne prison de Québec sur les plaines d'Abraham, dit-il. Elle avait aussi travaillé dans une usine qui fabriquait des boîtiers de néons.»

Mais aucune démarche n'a été faite à la CSST. «On s'est concentrés sur ce qu'elle voulait faire, on a créé un espace de sérénité», dit M. Bonnier-Viger.

Dans son malheur, Ghislaine Fréchette ne pouvait pas mieux tomber: Yv Bonnier-Viger est médecin. «J'ai pu gérer ses soins palliatifs, ce qui n'est pas à la portée de tout le monde», dit-il.

Le Dr Bonnier-Viger est devenu un spécialiste de santé publique et de médecine préventive. Il travaille à la direction de santé publique de Chaudière-Appalaches. Et il est l'un des plus ardents critiques de l'amiante. «On n'a pas de seuil d'exposition pour le risque de mésothéliome, dit-il. C'est comme tout autre cancer: un mélange d'environnement et de sensibilité individuelle.»

«Ce qui nous inquiète actuellement, c'est que le nombre de cas de mésothéliomes est en progression constante. Ça nous dit que l'exposition de la population à l'amiante continue d'augmenter.»

«Il y a beaucoup de bâtiments qui arrivent à une étape où ils commencent à s'user et on commence à faire beaucoup de travaux de rénovation. Alors on remet beaucoup d'amiante en circulation. C'est ça, le problème.»

Une liste secrète de 1500 bâtiments

L'INSPQ continue de s'intéresser à l'amiante en milieu de travail. Il a demandé à un groupe de la faculté de médecine de l'Université de Montréal d'établir un registre des immeubles publics contenant de l'amiante. La recherche a été publiée en 2008 et on indique que 1500 bâtiments ont été répertoriés. Mais cette liste est tenue secrète.

«La liste appartient à l'Université de Montréal, dit Stéphanie Ménard, relationniste à l'INSPQ. On n'a pas les noms ou les adresses des bâtiments. Les chercheurs ont obtenu ces renseignements sous le sceau de la confidentialité.»

L'environnementaliste Daniel Green a invoqué la Loi sur l'accès à l'information afin d'obtenir cette liste, sans succès jusqu'à présent. Il croit que les autorités font fausse route en insistant pour préserver sa confidentialité. «C'est un secret d'État! dit-il. L'INPSQ doit changer son opinion, il doit reconnaître que la transparence est la meilleure façon de protéger la santé publique.»

«Il faut écrire à tous les gestionnaires en leur demandant s'ils désirent maintenir le secret, dit-il. À eux de prouver que le secret est justifié.»

Jean Lacharité est vice-président de la CSN et responsable de la santé et de la sécurité du travail. Il réclame la création d'un registre sur le modèle ontarien.

«Il faut savoir précisément où il y a de l'amiante, dit-il. Il faut qu'il y ait un registre. Si on a été capables de prendre des mesures de sécurité dans les mines, il faut qu'on soit en mesure de protéger les travailleurs dans les autres secteurs économiques.»

Des accidents malgré les précautions

La Société immobilière du Québec (SIQ) gère l'important parc immobilier du gouvernement provincial. Elle dispose d'un «inventaire précis de l'amiante dans chacun des immeubles», selon son porte-parole, Martin Roy.

«Ça concerne des édifices bâtis avant 1985, dit-il. En aucun cas, il n'y a des risques pour les occupants. L'inventaire nous permet de bien guider les interventions dans les immeubles. On parle d'endroits auxquels des occupants n'ont pas accès, comme les salles mécaniques ou les combles.»

«Quand il y a des travaux de rénovation majeure dans un immeuble, le désamiantage est fait de façon exhaustive», dit M. Roy.

Cependant, il n'est pas question de partager l'information sur la présence d'amiante avec les occupants, dit-il.

Pourtant, bien des expositions accidentelles à l'amiante peuvent se produire, y compris dans les immeubles gérés par la SIQ. Et des occupants bien informés sont parfois un gage de sécurité... et des victimes collatérales.

Par exemple, en décembre 2011, dans l'immeuble qui abrite les bureaux de la tribune parlementaire à Québec, un ouvrier a fait un trou dans le plafond du studio de la chaîne TVA. Tout le monde dans le bâtiment sait qu'à d'autres étages, il y a des travaux d'enlèvement d'amiante en cours.

«Ils sont arrivés dans notre local, raconte Alain Laforest, journaliste à TVA. Un gars qui venait installer une bouche de ventilation a défoncé le plafond. On lui a dit: "Attends, il y a de l'amiante ici." Il a dit qu'il ne le savait pas. Ils ont tout arrêté, mais il y avait déjà de la poussière partout. Ils ont passé l'aspirateur et épousseté un peu.»

«Ce que je trouvais d'autant plus grave, c'est que l'employé avait le visage couvert de poussière, dit M. Laforest. Il l'a respirée. Et il n'avait pas l'air préoccupé du tout.»

Photo: Le Droit

L'école Louis-Joseph-Papineau, à Papineauville, où travaillait Diane Turcotte, a fait l'objet d'importants travaux de désamiantage.