Lourdes condamnations d'un côté, levée de mises en examen de l'autre: les décisions divergentes à Turin et Paris sur Eternit ont ravivé en France l'inquiétude des défenseurs des victimes de l'amiante face aux réticences de la justice à établir des responsabilités pénales.

«La différence entre l'Italie et la France, c'est l'indépendance des procureurs», a souligné, samedi, le procureur de la République de Turin, Raffaele Guariniello lors d'un colloque à Paris sur le «désastre sanitaire».

Ce délit, qui a permis la condamnation à 16 ans de prison des responsables d'Eternit en Italie, est inconnu en France.

Dans le système italien, le procureur peut s'autosaisir et a des moyens matériels conséquents avec une armée de magistrats et plusieurs enquêteurs sous ses ordres, a fait valoir le procureur.

Un mois avant le verdict italien, la cour d'appel de Paris avait levé les mises en examen d'Eternit et celles de cinq directeurs d'usine en France.

Une décision qui inquiète magistrats et défenseurs des victimes d'autant que la juge Marie-Odile Berthella-Geffroy, chargée depuis sept ans de l'enquête, en a été dessaisie.

Ironie du sort, menacé d'une plainte en diffamation, l'avocat de nombreuses victimes, Me Jean-Paul Teissonnière devrait, lui, être mis en examen pour avoir traité Eternit «d'empoisonneur» dans une interview. «Je serai le seul mis en examen dans ce dossier», remarque-t-il, amer.

Au plan civil, «la bataille a été longue et difficile» pour obtenir une indemnisation, poursuit l'avocat, mais des «dizaines de milliers de personnes» l'ont finalement gagnée, quitte à voir le montant de leurs indemnités réduites en appel, comme récemment à Douai.

Mais sur le plan pénal, «les parquets ont tout fait pour empêcher les poursuites devant les tribunaux», s'indigne Me Teissonnière. «Il y a une quarantaine de dossiers» en attente. La première procédure date de 1996 mais aucune n'a abouti à un procès.

Il met en cause «le lobby de l'amiante, avec la complaisance des pouvoirs publics» qui «a voulu cacher au maximum les risques et retarder la prévention».

En outre, «la mise en jeu de la responsabilité de l'Etat en matière de prévention est de nature à créer des blocages», analyse Emmanuel Poinas (FO magistrat).

Pour que le dossier de l'amiante ne «tombe en déshérence», associations, magistrats et avocats interpellent les politiques, à quelques semaines des échéances électorales.

Fustigeant «la déroute de la justice française», l'Association française des victimes de l'amiante (Andeva) demande aux candidats à la présidentielle de s'engager à «donner les moyens aux magistrats». «Disant son écoeurement», la fédération nationale des accidentés de la vie (Fnath) veut que les politiques prennent position sur «la possibilité d'un procès pénal de l'amiante en France».

FO-magistrats vient de son côté d'envoyer un courrier aux candidats à la présidentielle leur demandant des moyens pour l'enquête et de «nouveaux arbitrages» pour que les victimes aient droit à un «procès équitable».

Car pour son secrétaire général, Emmanuel Poinas, «c'est le crédit même de l'autorité judiciaire qui est en cause si aucun procès ne peut avoir lieu dans un délai raisonnable».

Faute de quoi, prévoit-il, les victimes, dont le nombre devrait atteindre 100 000 entre 1995 et 2025, selon les autorités sanitaires, se retourneront vers la Cour européenne des droits de l'homme.