Jean Pelletier n'a pas eu le temps de rédiger ses mémoires. Mais, l'automne dernier, il a accepté de donner une série d'entrevues au chroniqueur du Soleil Gilbert Lavoie, pour publication après son décès. Nous publierons des extraits de ces entretiens au cours des prochains jours. Le 22 décembre, M. Pelletier a également accordé une entrevue télévisée au Soleil dont vous pourrez voir les principaux extraits sur Cyberpresse.

Q Vous avez déjà dit : «La politique est un sport qui devrait ressembler à l'escrime où l'on doit affronter l'adversaire face à face, plutôt qu'une partie de billard où l'on frappe la boule dans une direction pour qu'elle parte dans le sens contraire.»

R C'est ce que j'ai aimé chez Jean Chrétien. Avec lui, ce n'était pas en dessous de la table. C'était au-dessus de la table, et face à face. Venez ici, je vais vous montrer quelque chose : j'ai repris la devise de mon père dans mes armes. Mon père était un féru d'art héraldique. Il avait ses armes qu'il s'était fait octroyer par l'autorité héraldique du temps, à Londres, en 1931, et il avait choisi comme devise « Combattez en face ». C'était bien lui et c'est bien moi.

Q La politique face à face vous amène plus souvent dans des controverses. Parfois, la vérité choque.



R Ce n'est pas parce qu'on combat en face qu'on doit dire n'importe quoi. C'est amusant que vous parliez de ça quand les journalistes, vous voulez de la transparence. La transparence ne peut pas être en dessous de la table. Ça ne peut pas être en arrière, dans le dos de quelqu'un. La transparence, il faut que ce soit ouvert. Il y a un moment pour dire des choses. Mais ce que je n'aimais pas, c'est quand les gens sneak in, comme les serpents, je n'aimais pas ça.

Q Il y a une grande solitude dans la décision.



R Le patron est toujours seul quand il prend la dernière décision. Il faut vivre avec ça, sinon tu ne fais pas la job. Là-dessus, Chrétien et moi on avait à peu près la même méthode parce qu'on consultait beaucoup, ici et là, dans plusieurs milieux, pour avoir une idée des vents. Après cela tu réfléchis, tu prends ta décision et tu vis avec.

Q Le doute n'est pas très fort chez vous, une fois que vous avez réfléchi?



R Quand j'ai pris une décision, je vis avec. Je l'ai prise, j'ai conscience de l'avoir prise avec tous les renseignements disponibles, après consultation, après une réflexion suffisante. Je ne remets pas en doute ma propre conclusion. Je me dis que placé au même moment, avec les mêmes informations, les mêmes avis, j'arriverais avec la même conclusion. Alors je vis avec.

Q Dans tous les postes que vous avez occupés, on a dit de vous que vous étiez quelqu'un qui se caractérisait par sa fermeté. Vous n'êtes pas seulement un homme d'action, vous êtes assez dur. Vous avez dit de Chrétien qu'il est un bulldozer. À ce point de vue là, vous aussi?



R Oui, mais je crois à cette formule-là. Il ne faut pas être bulldozer pour n'importe quoi, dans des décisions qui sont prises n'importe comment. Mais, quand à un moment donné on pense que la bonne direction c'est ça et qu'il importe qu'on aille dans la bonne direction et que le temps est venu d'y aller, on y va. À partir de là, il y a toujours des gérants d'estrade qui auraient voulu prendre les décisions à votre place, mais ce n'est pas leur job. C'est vous qui avez la job.

Q Vous n'avez pas toujours eu une telle assurance?



R J'étais un enfant assez vivant. Mais intérieurement, j'étais un enfant un peu fragile. J'avais peur. Je ne tenais pas pour acquis certaines choses. Sur le trajet de l'école, il y avait un chien au coin de la rue Park et j'en avais une peur épouvantable. Ça a conditionné beaucoup mon comportement physique dans ce temps-là. J'avais toujours peur de perdre des choses, une confiance modérée en moi-même.

Q Pourtant vous ne donnez pas du tout cette image.

R Vous savez Trudeau a donné l'image publique d'un homme très sûr de lui, insensible. Moi qui l'ai bien connu dans le privé, surtout à la fin de sa vie, c'était un homme d'une grande sensibilité, ultrasensible.

Je n'ai peut-être pas donné l'impression de ce que je suis, fondamentalement. J'ai acquis de l'assurance avec les années, mais petit bonhomme, je n'étais pas sûr de moi. Il faut dire que durant mes années de secondaire au Collège des jésuites, j'avais un frère, mon frère Louis, qui était d'une intelligence supérieure. Mon frère Louis avait le prix d'excellence dans toutes les matières et dans tout. En juin, à la remise des prix, il revenait avec une pile de livres. Moi, j'étais beaucoup plus modeste de ce côté-là et ça me donnait un complexe d'infériorité par rapport à mon frère. Et mon père était un homme qui avait un peu l'esprit anglais à cet égard : l'aîné, c'était celui qui allait continuer la lignée. Alors, il a donné beaucoup d'attention à mon frère. Quand il est entré chez les jésuites en 1954, il a fait une dépression. J'avais 19 ans et tout à coup, j'ai eu l'impression que mon père me découvrait. J'avais été dans l'ombre de mon frère toutes ces années-là. Et comme il n'était plus là, il avait le temps de porter son regard sur autre chose et figurez-vous donc que dans l'autre chose, il y avait moi. J'avais l'impression qu'il me découvrait et le rapport père-fils n'était pas établi à ce moment-là. J'ai eu des années de coexistence difficile avec mon père.

Q Mais vous avez eu une excellente relation avec votre parrain, Onésime Gagnon?



R Mon oncle Onésime me gâtait beaucoup. J'étais son filleul. Je pense qu'il m'aimait bien et c'était réciproque. Il était intéressant, l'oncle Onésime, qui était le beau-frère de ma mère. Il était marié à la soeur de maman. M. Gagnon était un bonhomme agréable, plein de vie. Intellectuellement, il était très intéressant. Il lisait énormément et pas seulement les journaux. Il travaillait beaucoup. C'était un homme politique, mais il était resté un humaniste. Il était ministre des Finances du Québec et il donnait encore des cours à l'Université Laval à la faculté des sciences sociales. Il trouvait le temps de préparer ses cours, de les donner. Il avait eu une pratique légale importante, Gagnon-De Billy. C'était une grande firme d'avocats. Il avait pratiqué le droit, et il avait été en politique. C'était un intellectuel. C'était un bonhomme joyeux, intéressant, qui a eu beaucoup d'influence sur moi. À une certaine époque, il était un peu mon second père.