Dans certains supermarchés de la Mauricie, la vente de produits en conserve augmente soudainement à l'automne. Sans même regarder la date sur le calendrier, les épiciers savent que c'est la saison de la chasse.

Qui vous connaît le mieux, votre coiffeur ou votre épicier?

Votre coiffeur, à qui vous faîtes des confidences à faire rougir les voisins durant votre coupe? Pas si sûr...

Les achats des consommateurs, en épicerie, sont soigneusement observés, car ils révèlent des détails précieux sur la personnalité et les habitudes de la clientèle. «Nous regardons les chiffres de vente à tous les jours, parfois même à toutes les heures», confie Nick Jennery, président du Conseil canadien de la distribution alimentaire qui regroupe les grands supermarchés du pays.

la saison de la chasse est ouverte? Les épiciers de la province le savent immédiatement car la vente d'aliments en conserves augmentent subitement, dans certaines régions du Québec. Les chasseurs font le plein avant de disparaître dans le bois pendant plusieurs jours.

Les hommes et les femmes font l'épicerie différemment, plus de viande pour monsieur, plus de fruits pour madame. Le homard se vend plus en ville et partout en province, le jus de pruneau se boit comme jamais. Une hausse spectaculaire de ses ventes de 156% l'année dernière , ce qui rappelle que oui, le Québec est bel et bien une société vieillissante...

Les dernières données sur les dépenses alimentaires des Québécois nous révèlent beaucoup plus qu'une augmentation des ventes de ceci ou cela. Derrière les statistiques, on comprend que les Québécois sont toujours aussi gourmands, et même gourmets, en partie. On apprend que certains sont de plus en plus préoccupés par leur santé, même au supermarché. Mais, plus que tout, on voit que les Québécois sont à bout de souffle.

«On observe actuellement une grande présence des plats cuisinés et de l'alimentation industrielle», note l'historien de l'alimentation Carl Witchel. Les gens manquent de temps pour cuisiner. On le sait parce que certains ingrédients de base se vendent moins, dit-il.

Autre constat : des nouveaux ingrédients gagnent en popularité, comme les artichauts et les rapinis, preuve que les animateurs de télévision qui les cuisinent à l'écran ont vraiment de l'influence. Mais pour un Québécois qui prend le temps de cuisiner, il y en a un autre qui va préférer acheter du tout-fait industriel. La preuve? Les ingrédients nouveaux arrivent aussi des usines: les ventes de chili en conserve ont presque doublé rien qu'en 2008, selon les chiffres de la firme Nielsen.

Les garde-manger du Québec n'en sont pas à une contradiction près. Les fromageries artisanales se sont multipliées depuis 10 ans, mais le fromage vendu déjà râpé en sachets est le produit dont les ventes augmentent le plus au rayon des fromages des supermarchés.

«On voit que les gens dépensent davantage pour acheter des oeufs qui contiennent des oméga-3, constate Carl Witchel. En même temps, on remarque une diminution des ventes de sardines en conserve! C'est absurde! Les sardines contiennent des oméga-3 qui sont mieux absorbés par le corps humain et elles coûtent trois fois rien!»

Durant la dernière décennie, les Québécois ont considérablement augmenté leur consommation de fruits et de légumes. Ils ont délaissé les macédoines, les salades de fruits et les jus en conserve, mais s'accrochent au pain blanc et aux cerises en conserve.

Reflet d'une époque

Dans les années 70, les avant-gardistes recevaient leurs invités autour d'un boeuf bourguignon, suivi d'une crème de menthe comme digestif. Vingt ans plus tard, ils préparaient leurs propres sushis et faisaient des accords audacieux avec des vins du Nouveau Monde. Ces mêmes avant-gardistes, que l'on appelle désormais foodies, vont maintenant au marché public pour acheter un gigot bio directement du producteur, et ils vont gâter leurs invités avec un cidre de glace. On le sait parce que le nombre de marchés publics a presque triplé au Québec depuis cinq ans et que les ventes de cidre, portées par la popularité des producteurs québécois, ont fait un bond de 10% l'année dernière!

Si on n'hésite pas à qualifier une époque d'après les modes vestimentaires et musicales, on s'intéresse encore bien peu à ce qu'il y avait dans l'assiette pour comprendre la société à un moment précis.

«Les anthropologues d'ici commencent à peine à s'intéresser à l'alimentation», lance Marie Watiez, psychosociologue de l'alimentation. Et pourtant, dit-elle, on en apprend beaucoup à regarder les gens choisir ce qu'ils vont manger.

Ce qui est aussi fascinant et complexe dans ce décryptage des tendances alimentaires, c'est que les mouvements de masse cachent de multiples comportements qui s'expliquent de façon bien différente les uns des autres.

«Tout est en nuance, prévient Marie Watiez. L'alimentation est très intime. Manger n'est pas comme un autre comportement de consommateur. Ce n'est pas banal.» Certains paniers d'épicerie sont très stéréotypés, concède cette spécialiste. Alors que dans d'autres cas, il faut connaître les caractéristiques du mangeur pour comprendre ses décisions d'achat. Et les liens qu'on découvre sont souvent fascinants.

Et Freud, dans tout ça?

«Il y a autant de personnalités qu'il y a de paniers d'épicerie!» lance Carl Witchel, qui anime depuis 13 ans l'émission L'Omnivore sur les ondes de CIBL.

Au supermarché, le revenu est un facteur décisif dans les choix alimentaires. Ce n'est pas un hasard si les produits bio, les fruits de mer haut de gamme et les mets de spécialité se vendent beaucoup mieux dans les centres urbains. Les ménages y sont plus petits et les revenus, plus élevés.

«C'est pour cela que les poulets entiers s'y vendent moins!» dit Jordan Lebel, professeur à l'école de gestion John-Molson de l'Université Concordia et spécialiste du comportement alimentaire. Lui-même fréquente une épicerie du centre-ville de Montréal. Après le boulot, vers 17h30, il observe parfois le bal des professionnels qui descendent des tours à bureaux pour acheter leur poitrine de poulet individuellement emballée ou leur repas déjà tout préparé.

«Le prix est l'élément déclencheur de l'achat, en général, explique le professeur Lebel, mais une variété d'autres facteurs interviennent : la culture, l'histoire personnelle, le marketing, les médias alimentaires et l'enfance.»

Ainsi, dit-il, un consommateur qui a grandi dans une maison où l'on cuisinait beaucoup va faire des choix très différents de son voisin, même s'il dispose des mêmes revenus. «Quelqu'un pour qui la recherche du goût est primordiale, explique Lebel, saura qu'il y a des pièces de viande pas mal moins chères que le filet mignon qui peuvent être aussi intéressantes. Les facteurs éducation et connaissances sont plus importants que le revenu, dans ce cas.»

À ces facteurs décisifs s'ajoute tout le rapport à la nourriture, qui est extrêmement complexe. Si complexe, estime la psychosociologue Marie Watiez, que certains y perdent un peu le plaisir de manger.

Si Freud s'était intéressé à l'assiette, il aurait eu du pain sur la planche...