La crise financière commencée en 2008 est loin d'avoir épuisé ses effets. L'économie mondiale, dans sa partie occidentale et au Japon, est entrée dans une ère de congélation dont on ne discerne pas l'issue. Là où l'activité reprend, à des taux modestes, l'emploi ne suit pas. Tout se passe comme si les pays développés devaient, désormais, maintenir leur richesse acquise ou l'accroître un peu mais sans créer d'emplois supplémentaires. En fait, le krach boursier de 2008 et le désordre du crédit qui s'en est suivi constituent moins une crise en soi qu'ils ne révèlent un nouvel ordre économique mondial. Nous devons désormais penser l'avenir autrement.        

On insistera sur deux ruptures significatives, l'une et l'autre conséquences de la mondialisation. Tout d'abord, il n'existe plus de relation évidente entre richesse et emploi: Américains, Canadiens, Européens, Japonais restent en tête dans la conception de produits et services nouveaux. Mais la fabrication est transférée pour l'essentiel en Chine et à ses voisins immédiats depuis que le gouvernement de Pékin a mis à la disposition du monde un milliard de travailleurs corvéables. En somme, ici, on invente et là-bas, on produit : une grande partie des bénéfices revient à l'inventeur mais le travail va aux Chinois. Ce partage des tâches est, en principe, profitable à tous les partenaires: nos «téléphones intelligents» portables, par exemple, nous coûtent peu cher, tandis que les Chinois qui les ont assemblés échappent à la misère. Mais cet équilibre se modifie: ce que la crise révèle.

Les producteurs chinois deviennent plus sophistiqués: ils ont édifié certaines entreprises d'État de qualité comparable à celles de l'Occident (énergie, travaux publics, transports). Progressivement, ces entreprises chinoises évincent les Occidentaux -parfois sans ménagement- et conservent pour elles-mêmes, et les emplois et les profits. Voici pourquoi, entre autres explications, les États-Unis connaissent aujourd'hui une reprise faible et un chômage croissant. Barack Obama en sera tenu pour responsable: pas de chance, il se trouve président au moment où l'équilibre ancien bascule au détriment de l'Occident.

L'autre rupture révélée par la crise de 2008 affecte la notion même d'économie nationale. Toutes les économies étant intégrées et les produits et services n'ayant plus d'origine géographique précise, comptabiliser l'économie par nation ne fait plus sens. La politique reste nationale, les assurances sociales le sont, mais l'économie, non. Comprendre ce nouveau monde exige de mesurer non plus les comptabilités nationales globales mais à raisonner par région, par ville, par secteur d'activité.

Que reste-t-il des nations quand la politique est ainsi décalée de l'économie et que l'emploi ne coïncide plus avec le développement? Certains acquis sont définitifs et heureux: tout homme sur la planète connaît désormais des perspectives de progrès qui n'existaient pas naguère, comme producteur et comme consommateur.

Encore faut-il que la concurrence soit loyale: avec la Chine, ce n'est plus le cas. L'exploitation inhumaine d'une main-d'oeuvre chinoise sans droits prive les Occidentaux d'emplois pour des raisons immorales. Le libre échange est un bien précieux, les différences de salaires en sont l'un des moteurs, mais le mépris des droits humains ne devrait plus être accepté comme un avantage comparatif.

Dans le nouvel ordre mondial, il paraît légitime que les Occidentaux dorénavant subordonnent le partage des richesses au respect des droits de la personne dans les entreprises qui sont nos fournisseurs. Il est économiquement légitime de transférer certains emplois en Chine (ou ailleurs), mais politiquement scandaleux de rester indifférents au sort des Chinois -ou autres- qui travaillent pour nous. Au nom de la mondialisation, tout n'est pas acceptable : quand une crise change tout, elle peut aussi changer la morale.