Il y a de ces événements qui ressortent si vite de notre actualité politique, qu'on se demande, en y repensant quelque temps après, s'ils ont véritablement existé. Cela est particulièrement le cas pour l'entente historique cosignée en décembre dernier, entre les chefs du Parti libéral du Canada, du Nouveau Parti démocratique et du Bloc québécois. Même si cette entente est maintenant chose du passé, que retenir d'un tel geste, quel sens lui donner?

La première réponse qui vient à l'esprit relève de la simple considération tactique. Stephen Harper est à la tête d'un gouvernement de droite qui, selon ses adversaires, met à ce point en danger les grandes valeurs canadiennes qu'il faille le renverser, minoritaire qu'il se retrouve à la Chambre des communes. Logique tout à fait compréhensible pour des libéraux et des néo-démocrates en mal de pouvoir. Logique beaucoup moins évidente à tenir pour un parti indépendantiste. Première hypothèse: cette entente n'aura été rien d'autre qu'un éphémère mariage de raison, auquel aurait consenti le Bloc, à la recherche qu'il était, du moindre mal pour le Québec.

 

Pourtant, l'adhésion du Bloc québécois à cette coalition parlementaire pour une période de dix-huit mois - une éternité en politique - a laissé plusieurs souverainistes perplexes. Non sans raison. D'une certaine manière et bien malgré eux dans certains cas, les bloquistes se sont enfermés dans une logique laissant entendre que les libéraux constituaient une option à ce point viable et valable pour les Québécois qu'il faille les porter au pouvoir sans en appeler au verdict populaire. Les Québécois n'auraient-ils pas été alors tentés, la prochaine élection venue, de voter directement pour les libéraux?

L'hypothèse du moindre mal ne tient pas la route pour comprendre pourquoi le Bloc québécois s'est indirectement porté à la défense des intérêts d'un parti qui incarne encore aux yeux de la majorité des Québécois, le rapatriement unilatéral de la constitution, la perte du droit de veto, l'échec de l'Accord du lac Meech, la loi sur la clarté référendaire, la non-reconnaissance de l'intégrité territoriale du Québec en cas d'indépendance, le scandale des commandites, etc., etc.? Il y a forcément autre chose...

Une nouvelle étape?

De l'aveu même de Gilles Duceppe, l'établissement d'une coalition gouvernementale soutenue par une autre coalition, celle-là parlementaire, dont le Bloc était la clef de voûte, fut aussi, et peut-être surtout, justifié par la volonté de défendre des valeurs communes sur le plan social, des valeurs partagées par les trois partis d'opposition (même chance pour tous, justice distributive, interventionnisme réfléchi de l'État, droit à la syndicalisation, autonomisation de la politique étrangère du Canada, etc.).

Malgré des réticences historiques à l'égard du PLC, pour la première fois depuis le référendum de 1995, un parti souverainiste, en cela largement appuyé par sa base militante et la population québécoise, concevait comme étant non seulement possible, mais souhaitable, d'établir un dialogue politique de longue durée avec le reste du Canada et au premier chef, avec ses traditionnels frères ennemis. Sans aller jusqu'à parler de réconciliation nationale, loin sans faut, il y avait dans cette entente un espoir de rapprochement que bien des Québécois espéraient voir se concrétiser depuis longtemps. Espoir qu'est rapidement venu étouffer Michael Ignatieff.

Deuxième acte

La nouvelle option défendue par le Parti québécois n'est pas neuve. Du temps où, jeune attaché politique, j'étais au cabinet du premier ministre Jacques Parizeau, elle circulait déjà sous le boisseau. Les objections finales à ce scénario étaient toujours les mêmes: les référendums sectoriels sont d'une tout autre nature qu'un référendum portant sur l'indépendance, car ils visent davantage à réformer le Canada qu'à en sortir.

Pauline Marois est on ne peut plus explicite à cet égard: «le Parti québécois souhaite redéfinir l'espace législatif partagé avec Ottawa». Les mots parlent d'eux-mêmes. Paradoxalement, le Parti québécois s'inspire aujourd'hui davantage du livre beige de Claude Ryan, que du livre blanc sur la souveraineté-association de René Lévesque. À l'unanimité, sans véritables débats, sans consultations préalables de leurs membres, tous les présidents d'association ont endossé le plan Marois. Cet apparent consensus est révélateur de l'état d'âme qui prévaut dans ce parti.

La perpétuelle fuite par en avant que les souverainistes opèrent depuis le lendemain de la dernière défaite référendaire peut encore faire son temps. Mais il n'en demeure pas moins qu'une impertinente question se pose chaque jour avec plus d'acuité. Que faire si, ayant cru ardemment à la souveraineté, la conviction de la voir se réaliser de son vivant s'évanouit? Faut-il coûte que coûte refouler ce sentiment et poursuivre aveuglément un combat que l'on croit définitivement perdu? Faut-il rester chez soi, dans une logique de mutisme et d'abstinence politique, en espérant que le vent tourne par on ne sait trop quel miracle? Faut-il envisager de vivre autrement sa passion du Québec? Et si oui, comment? (...)

Ni colonisés ni opprimés

(...) À défaut de faire du Québec un pays, les péquistes font aujourd'hui le pari d'en faire une province forte, au sein du Canada. Bloquistes et péquistes s'en défendront jusqu'à leur dernier souffle, mais ils sont entrés, plus ou moins consciemment, dans une ère d'accommodement économique, social et constitutionnel avec le Canada. Dès lors, ceux qui seront vraiment tentés de réformer le Canada se demanderont si le Parti québécois est le meilleur endroit pour relever ce défi. Par contre, ceux qui veulent toujours faire du Québec un pays, sans compromis, se demanderont si le PQ est encore le véhicule politique qui leur convient réellement.

Je ne crois pas dans la fin de l'histoire. Un destin national n'est jamais achevé. Mais force nous est de constater que le nationalisme québécois est depuis quelques années entré dans une nouvelle phase: celle de l'accommodement.

À terme, j'ai l'intime conviction que la libération d'un peuple s'inscrit en réaction à une situation d'oppression. Les partis politiques ne sont que le reflet de leur société. Or, si les Québécois ont majoritairement choisi la voie de l'accommodement, c'est peut-être parce que leur rapport au Canada a considérablement évolué et qu'ils ne se sentent plus ni colonisés ni opprimés. En ce sens, la Révolution tranquille donne aujourd'hui sa pleine mesure.

Mais attention, l'accommodement ne signifie pas l'acceptation béate et complaisante d'un Canada immuable. Du reste, le nationalisme d'accommodement ne fera qu'un temps si les Québécois ont le sentiment qu'il est à sens unique. Il s'agit maintenant de savoir comment le reste du Canada réagira à cette métamorphose de la question québécoise...

 

Ancien député du Parti québécois, l'auteur est professeur et titulaire de la chaire Senghor de la francophonie à l'Université du Québec en Outaouais