Jean-Jacques Rousseau était d'abord et avant tout un gourmand paresseux qui dormait à longueur de journée, mais qui avait parfois des élans de génie sur papier. Wayne Gretzky est un génie sur la glace, pas nécessairement dans la cuisine. Un politicien moyen, au QI moyen, offrant une vision de société parfois inférieure à la moyenne, peut tout de même être génie de la rhétorique.

Pour la même raison que savoir lire à 3 ans ne fait pas de quelqu'un le futur Nobel de la littérature, le fait d'être propre à 8 mois ne devrait pas être pris pour une prédisposition à devenir médecin ou avocat.

 

Donc, si l'on peut être génial sans être génie et avoir du génie sans être génial, à quoi sert le terme? À force de qualifier un enfant de surdoué, est-ce qu'on lui rend service? Au même titre que de catégoriser les gens d'idiots ou d'imbéciles peut dépersonnaliser des troubles de l'apprentissage, utiliser des superlatifs positifs comme «génie» peut avoir des conséquences négatives sur le développement intellectuel et social d'un enfant.

Ayant enseigné les relations internationales aux Center for Talented Youth (CTY) de l'Université Johns Hopkins de 2006 à 2007, des enfants dits surdoués, j'en ai vu. La majorité de mes étudiants étaient curieux, motivés et surtout, se moquaient d'être «talentueux» et comprenait la différence entre ce qu'ils ressentent et perçoivent, et ce que les tests peuvent bien en dire.

D'autres, moins chanceux, vivaient mal l'expérience: burn-out à 14 ans sous la pression de performance provenant des parents; sinon, perte de confiance soudaine, dès qu'un concept difficile venait bousiller l'attente que tout doit être facile quand on est «génial».

Dire à un enfant «tu es capable de tout, tu es un génie» peut être aussi grave que de lui dire «tu n'es capable de rien, tu es imbécile». D'abord, l'un ou l'autre implique qu'on lui impose un cadre analytique extérieur, impersonnel et universel, qui le définit, plutôt que de créer un espace dans lequel l'enfant peut se définir lui-même. Mais plus grave encore, on entre dans un système de pensée circulaire, par lequel les attentes et les exigences sont conçues pour valider ad absurdum une prémisse boiteuse. Ainsi, le con déconne et le brillant brille.

Au-delà des effets de l'étiquetage, posons-nous la question plus fondamentale: si aucun d'entre nous n'arrive à définir de manière crédible le phénomène de l'intelligence, pourquoi autant de personnes croient-elles pouvoir le mesurer? La réponse est simple: il n'y pas de mesure véritable, seulement une décision d'accorder à certaines capacités intellectuelles le statut de «preuve» du génie.

Par exemple, pour être admis au Ivy League ou au CTY, il faut performer sur les tests standardisés SAT, qui vérifient les connaissances en mathématiques et le vocabulaire des jeunes. Aucune garantie que l'un ou l'autre de ces talents alimentera nécessairement un bon travail en relations internationales.

Avec ces tests, on ne mesure pas l'intuition, l'imagination, la persévérance, l'aptitude en recherche ou la créativité. Les tentatives de comptabiliser le génie n'obéissent aucunement les trois plus importants piliers de la science: il faut une hypothèse claire pouvant être prouvée fausse, il faut des données mesurables se rapportant directement à l'hypothèse, et la règle d'or, il ne faut jamais baser de grandes généralisations sur les résultats.

Avant même de chercher le génie, ceux qui écrivent les tests se disent l'avoir déjà trouvé. Ensuite, on calcule des données disparates généralement tachées par des prédispositions culturelles et de classe sociale, et finalement on utilise cette pseudo-science pour prédire (et valider à coup de beaux diplômes) l'avenir et les compétences des jeunes.

Le génie n'existe pas à l'état pur, en suspension dans quelques neurones attentives. Quant à moi, un enfant qui peut réciter une vignette entière des Têtes à claques est aussi brillant que celui qui régurgite une longue liste de mots à quatre syllabes ou des expressions latines comme ad absurdum. Mais bon, ce n'est pas moi qui écris les tests. D'ailleurs, si j'avais un tel luxe, je ne choisirais que des questions auxquelles je saurais répondre. Preuve ultime que le concept est ridicule.

L'auteur est doctorant au King's College de Londres et ancien professeur de relations interna-tionales au Center for Talented Youth, à l'Université Johns Hopkins, à Baltimore.