Le différend gazier entre l'Ukraine et la Russie semble difficilement trouver une issue. Le prix du gaz, le non-paiement des arriérés et la méfiance réciproque font en sorte qu'il est difficile de déboucher sur un accord entre les deux pays. Le président russe, Dmitri Medvedev, propose la tenue d'un sommet avec les pays destinataires du gaz russe qui transite par le territoire ukrainien, mais là encore, l'Ukraine s'y oppose!

Au-delà de sa vitrine commerciale, ce conflit comporte des dimensions politiques centrales dans un contexte exacerbé d'abord par les tensions récurrentes entre la Russie et l'Ukraine, ensuite par les conséquences de la crise financière mondiale dans ces deux États. Il révèle également un mode de gestion très politisé de différends commerciaux.

Il faut dire que les liens entre Gazprom et le Kremlin sont aussi étroits que flous, comme l'illustrent les interventions répétées des dirigeants russes dans ce dossier, qui dépassent les simples considérations économiques. Vladimir Poutine, premier ministre en exercice, a ainsi souligné lors d'une conférence de presse le 9 janvier dernier l'incompétence des dirigeants ukrainiens et l'incurie de leur gestion.

Gazprom est incontestablement devenue un instrument de politique étrangère. Le gaz est une arme pour le Kremlin dans ses relations avec ses voisins et un moyen de pression utilisé fréquemment pour parvenir à des objectifs avant tout politiques. La fermeté russe dans la crise actuelle avec l'Ukraine et dans les négociations parallèles avec l'Union européenne, victime collatérale de l'interruption du transit du gaz en Ukraine, l'illustre amplement. Gazprom sert également de vecteur au resserrement de relations distendues. L'Ouzbékistan, qui s'était éloigné de Moscou dans les années 90, s'en est rapproché, entre autres après la signature d'accords entre Gazprom et les sociétés énergétiques ouzbèques. Gazprom représente à la fois la vitrine d'une puissance retrouvée et un levier politique de premier plan.

Scène intérieure

L'imbrication entre sphères politique et économique est tout aussi étroite sur la scène intérieure, bien qu'entourée d'une opacité encore plus grande. Les factions et les lobbys constituent des acteurs de l'ombre qui jouent un rôle souvent négligé dans la politique russe. Gazprom, qui représente aujourd'hui le fer de lance d'une économie russe peu diversifiée, bénéficie de passerelles directes avec le Kremlin.

En effet, plusieurs personnalités du gouvernement occupent parallèlement des postes de direction au sein de la société d'État. Cette collusion ne date pas d'hier, mais s'est intensifiée au cours des deux mandats de Vladimir Poutine. Dmitri Medvedev a assuré la présidence du conseil d'administration de la société d'État, alors qu'il était chef de l'administration présidentielle, puis premier vice-premier ministre. Il est devenu président de la Fédération de Russie en mars 2008. Il a été remplacé à la tête de la compagnie gazière par Viktor Zoubkov, premier ministre entre 2004 et 2008, et aujourd'hui premier vice-premier ministre.

Ce jeu de chaises musicales permet au système enraciné sous Vladimir Poutine de se reproduire autour de fidèles d'un clan qui se cesse d'affirmer la volonté de contrôler les principaux rouages de la politique et de l'économie russes. Gazprom, dont les activités génèrent près de 20% des recettes fiscales de l'État et représentaient avant la crise financière mondiale près de 8% du PIB russe, est en cela devenu un acteur incontournable. (...)

L'histoire récente de la Russie est fortement influencée par les activités de la société d'État. D'aucuns estiment d'ailleurs que la Russie est entrée dans une ère gazière. Empire aux multiples facettes au sein d'un État qui reste paradoxalement faible, Gazprom est devenue le symbole d'un système articulé autour de réseaux interpersonnels qui ont fait allégeance au tandem Poutine-Medvedev.

La crise financière qui frappe actuellement la Russie au même titre que les autres pays industrialisés a touché Gazprom de plein fouet. Mais ses conséquences sont minimisées, voire niées, par les dirigeants russes, qui continuent à faire de Gazprom l'instrument central de leurs politiques, aussi bien sur la scène internationale qu'en Russie.

L'auteure est professeure adjointe de science politique à l'Université Laval et titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les conflits identitaires et le terrorisme.