Il est possible que les mesures prises aux États-Unis, avec le plan Paulson de 700 milliards de dollars injectés pour éviter la catastrophe bancaire et financière, soient couronnées de succès: après tout, le Japon, à la fin des années 80, a bien connu une situation de ce type et a su en deux ou trois ans redresser la barre. Mais il est possible aussi que l'adoption de ce plan, trop tardive, ne fasse que retarder les échéances: dans cette hypothèse, la crise serait au contraire un phénomène aux implications majeures, économiques, mais aussi sociales et politiques.

La crise de 1929 peut évidemment servir de point de comparaison. Elle a suscité dans plusieurs pays, et pas seulement en Allemagne, la poussée de phénomènes nationalistes, elle a alimenté la démoralisation des uns, le fascisme, le totalitarisme, ou les pulsions totalitaires des autres, la montée de forces politiques extrémistes, et finalement elle fut une des principales sources du nazisme et de la Deuxième Guerre mondiale. Nous n'en sommes pas là.

Si la crise actuelle devait se prolonger, cela signifierait d'abord le chômage, la précarisation de pans entiers de la population de nombreux pays, la ruine des épargnants, la misère des retraités, l'effondrement de nombreuses entreprises, sur fond d'inflation. Et cela aurait aussi pour effet d'encourager les tendances, déjà perceptibles dans de nombreux pays depuis les années 80, au populisme et au repli nationaliste.

Le phénomène commence à se profiler en Europe, où les règles de fonctionnement collectif de l'Union européenne qui primaient en temps ordinaire risquent d'être bafouées, et où il devient probable qu'au-delà des discours de façade, chaque pays va tenter de se sauver seul, au détriment de la rigueur budgétaire qui est au coeur de la politique commune.

De même, aux États-Unis, le plan Paulson, avant d'être finalement accepté par la Chambre des représentants, y a d'abord été rejeté sous la pression d'une partie de l'opinion souhaitant que Wall Street et les «gros» soient sanctionnés par les faillites et les dépôts de bilan, et refusant que le contribuable assure le financement de mesures visant à éviter le pire.

Mise en cause

Le phénomène prend aussi l'allure d'une mise en cause des experts, des économistes, et aussi, plus largement, des élites, qui se seraient certes trompées, mais dont on regrette alors qu'elles ne seront pas punies tandis que l'on attendrait du «peuple», des «petits» qu'ils fassent finalement les frais de la corruption et de l'amoralité des plus riches.

Politiquement, la tentation du populisme et de la radicalisation nationaliste pourrait tenter les partis et pouvoirs de droite, certes, et donner ou redonner vigueur aux forces de l'extrême droite. Mais elle peut aussi inciter les partis de gauche à s'engager dans des logiques de rupture, à se gauchiser si l'on veut, pour s'engager dans des appels à la Révolution ou proposer des programmes conférant un rôle central, omniprésent à l'État.

La débâcle de l'idéologie néolibérale pourrait en effet fort bien, faute de projets réformistes de gauche, de type social-démocrate, encourager le retour à des visions communistes, ou néocommunistes. La Chine ne donne-t-elle pas l'exemple de l'efficacité économique conjuguée avec le pouvoir politique d'un parti-État tout puissant?

Les partis de droite, dans le monde entier, ont trop fait confiance à l'idéologie néolibérale, ils ont trop encensé le marché contre l'État pour que l'on puisse accepter l'idée qu'ils sont capables de redonner durablement sens à l'intervention de l'État. C'est la gauche qui, partout dans le monde, est attendue pour relever ce défi, et c'est d'ailleurs ce qui explique la remontée actuelle de Barack Obama dans les sondages aux États-Unis. Le problème est que le modèle le plus clair, le plus raisonnable, celui qui saurait éviter les dérives du tout-État, et la radicalité du gauchisme ou du néo-communisme est celui qu'apportent des formules de type social-démocrate, aujourd'hui elles-mêmes en grande difficulté. Ainsi, la situation est hautement paradoxale, puisque dans l'ensemble, les partis de gauche sont mal outillés pour transformer en action politique efficace un climat idéologique et moral qui leur est pourtant éminemment favorable.

L'auteur est directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, à Paris.