Alors que le Congrès américain tentait désespérément de sauver son plan d'urgence, un frisson annonciateur de la panique secouait les marchés financiers. Pourtant, les spécialistes (et, a fortiori, les profanes) ont du mal à comprendre les tenants et aboutissants de cette crise qui perdure.

Comment le fait d'accorder massivement des prêts hypothécaires à des ménages financièrement fragiles peut-il mettre en péril tout le système financier mondial? En réalité, les prêts subprimes ne sont pas la cause de la crise financière mais un déclencheur et peut-être uniquement la partie visible d'un iceberg financier. Car la finance moderne a transformé toutes les formes de dettes en des produits complexes, ésotériques, s'échangeant sur des «Bourses» et dont la valeur à tout moment dépend de l'offre et la demande.

Les prêts pour auto, les soldes de cartes de crédit, etc. (quelque 3500 milliards de dollars) les prêts sur immeubles commerciaux (700 milliards), les obligations et dettes des entreprises (17 000 milliards), tout comme les prêts subprimes, sont en partie groupés, arrangés en tranches, chacune ayant ses caractéristiques de rendement, de risque et de maturité. Ces tranches sont vendues à des investisseurs en quête de placements bien précis.

Puisque ces «produits» ont une valeur établie par un marché de l'offre et de la demande, les détenteurs de ces produits doivent reconnaître à leur bilan ces placements à leur «juste valeur marchande» (en anglais «Mark to Market»). Peu importe la valeur des actifs sous-jacents, peu importe qu'à terme le produit aura sa pleine valeur, le détenteur doit, aux fins de ses états financiers (trimestriels ou autre), inscrire une perte si le marché à cette date précise donne une valeur à la baisse à ces produits. Cette règle comptable dite «Mark to Market» fait en sorte que les pertes reconnues aux états financiers sont des pertes non réalisées puisque dans trois, six, douze mois, trois ans, cinq ans, il se pourrait que l'on doive renverser en tout ou en partie cette perte parce que le marché est maintenant en hausse.

Or, lorsque ces marchés deviennent pessimistes et que les acheteurs hyper-prudents exigent des rendements élevés, les banques et autres investisseurs doivent reconnaître instantanément d'énormes pertes comptables résultant de la baisse rapide de valeur des actifs qu'elles détiennent; ces pertes provoquent une diminution de la capitalisation des institutions touchées. Cela les fragilise, les met à risque de contrevenir à leurs obligations, les fait rechercher des contributions à leur capital en des temps difficiles; elles sont engagées dans une spirale mortelle.

Une des causes techniques de la crise financière, après bien sûr la cupidité, l'appât du gain et l'arrogance de soi-disant «génies de la finance», provient de l'application généralisée du principe comptable «juste valeur marchande» (Mark to Market). Ce principe comptable est approprié en certaines circonstances mais ses effets furent imprévus et pervers dans le monde financier que les «ingénieurs» de la finance nous ont construit.

Le projet de loi d'urgence défait au Congrès en ce lundi noir contenait d'ailleurs deux dispositions intéressantes à ce sujet; il accordait au directeur de la Commission des valeurs mobilières américaines (la SEC) l'autorité de suspendre l'application de la règle «Mark to Market» pour toute catégorie de transactions s'il le jugeait nécessaire ou approprié dans l'intérêt public. Le projet de loi comportait également l'obligation d'étudier l'impact de cette règle comptable sur les institutions financières et de proposer des mesures comptables mieux adaptées ou fonctionnement des marchés financiers. Il est hautement probable que tout projet de loi finalement adopté contiendra des dispositions équivalentes.

Pourquoi cette urgence d'agir?

Le scénario qui anime les autorités américaines et les pousse à agir de façon urgente et sans précédent se déroule ainsi:

Le pessimisme généralisé a déjà provoqué des baisses de valeur importantes dans tous les marchés financiers, non seulement celui des «subprimes», alors que ces autres marchés sont encore solides, ne montrent pas d'augmentation des défauts de paiement, ni augmentation sensible des faillites, etc.

Ces pertes ont provoqué des faillites, fusions, nationalisation d'institutions financières de par le monde; elles ont diminué la base de capital des institutions financières ce qui restreint grandement leur capacité de fournir du crédit aux entreprises et aux ménages;

Une telle contraction du crédit aurait alors un impact sur la situation économique et donc sur la situation financière des entreprises et des ménages;

Tous les produits financiers (autre que les subprimes) déjà en baisse de valeur à cause du pessimisme généralisé, seraient alors touchés par une véritable baisse de la qualité des actifs sous-jacents à ces produits;

Les marchés pour ces autres produits sont énormes; les pertes additionnelles auraient un effet désastreux sur le système économique mondial;

Le défi des autorités américaines et autres est d'empêcher ce scénario de se réaliser en bloquant l'effet de contagion, en combattant vigoureusement la contraction du crédit aux entreprises et aux ménages, en se donnant les moyens de contenir le niveau des pertes comptables. Souhaitons tous qu'ils réussissent.

L'auteur est président du conseil de l'Institut pour la gouvernance d'organisations publiques et privées (HEC-Concordia).