Qu'on me comprenne bien. Nous souhaitons aux procureurs de la Couronne d'obtenir les meilleures conditions de travail possibles et nous déplorons l'adoption par le gouvernement du Québec d'une loi spéciale afin de forcer leur retour au travail. Mais il nous apparaît important de remettre les pendules à l'heure relativement à certains arguments invoqués dans les médias pour justifier les revendications des procureurs en établissant des comparatifs avec les revenus des avocats de pratique privée exerçant en défense.

À tour de rôle, Me Julie-Maude Greffe, à l'émission Ouvert le samedi diffusée sur les ondes de la radio de Radio-Canada, Me Marlène Archer, dans un article paru dans La Presse et Me Sonia Lebel, à l'émission Tout le monde en parle, ont parlé des honoraires payés par le gouvernement aux avocats des accusés bénéficiaires de l'Aide juridique (une trentaine sur 156, contrairement à l'affirmation de Me Lebel à l'effet que les 60 avocats en défense étaient payés par l'État) comparativement au salaire versé  aux procureurs, ainsi que du supposé déséquilibre entre les forces en présence (une soixantaine de criminalistes contre une dizaine de procureurs de la Couronne).

En ce qui concerne ce déséquilibre, il n'est qu'apparent. L'évaluation ne doit pas se faire uniquement sur la base du nombre d'avocats. Les procureurs de la Couronne ont une cause à faire valoir, celle découlant du projet SharQc, laquelle comporte évidemment plusieurs accusés et chefs d'accusation justifiant que plus d'un  procureur soit affecté à ce dossier mais sans que le nombre soit uniforme avec  la quantité d'accusés. Contrairement aux accusés qui ont droit à l'avocat de leur choix en autant que ce dernier accepte de les représenter et qui ont souvent intérêt à avoir leur propre avocat ou avocate pour éviter les conflits d'intérêt potentiels.

Aussi, soulignons que les procureurs de la Couronne sont assistés et supportés dans ce dossier par une armée de policiers et d'experts dont la quantité dépasse largement le nombre d'accusés et de criminalistes oeuvrant dans cette affaire.

Ajoutons que c'est le choix de la poursuite d'avoir réuni dans un même dossier plus de 150 accusés, en en faisant un ambitieux projet reposant sur la théorie du « vaisseau amiral ». La défense n'a strictement rien à voir avec ce choix, qu'elle conteste d'ailleurs, lequel entraîne des coûts énormes pour l'État ainsi que des inconvénients très nombreux pour la défense et les accusés. Et si le vaisseau prend l'eau, ce sera d'abord et avant tout parce qu'un choix a été fait d'aller au-delà d'un méga-procès dans ce qu'on pourrait maintenant appeler un méta-procès!

Parlons maintenant des revenus des procureurs de la Couronne et des avocats de la défense. S'il est vrai que les criminalistes représentant des accusés bénéficiaires de l'Aide juridique sont payés 750 $ par jour pour l'audition des requêtes et le seront 1050 $ pour les jours de procès, il faut préciser que ce montant est un revenu brut. L'avocat de la défense doit payer loyer, secrétaire, papeterie, publicité, équipements de bureau, etc. Il  ne bénéficie d'aucun fonds de pension, ni régime d'assurance fourni par l'employeur. Bref, une portion importante de son revenu, allant souvent jusqu'à 50 %, sert à payer ses dépenses.

De plus, le criminaliste n'aucun revenu assuré et doit maintenir et renouveler sa clientèle continuellement. L'avocat de pratique privée assume un risque à chaque mois, doit générer son revenu et collecter ses comptes. Certains réussissent bien, d'autres moins. Et ils accepteront souvent de représenter des accusés bénéficiaires de l'Aide juridique dans le cadre de la prestation de services où les honoraires payés par le gouvernement sont nettement inférieurs à ce que gagnent les procureurs de la Couronne. Des honoraires variant de 75 $ pour une comparution à la cour à 215 $ par période d'audition pour un procès devant juge seul, en passant par un tarif de 150 $ pour une enquête sur remise en liberté.

Que les procureurs puissent obtenir de meilleures conditions de travail, tant mieux. Qu'ils utilisent des arguments « vendeurs » qui leur permettent d'obtenir la sympathie du public, ça fait partie de la stratégie de négociations, en autant que ces arguments soient véridiques, complets et conformes à la réalité. Si nous sommes abstenus de réagir lorsque nous avons entendu ce discours la première fois, si nous avons à nouveau choisi de ne pas intervenir lorsque nous avons lu un texte reprenant cette comparaison avec le revenu des criminalistes, la troisième fois était de trop.  Il nous fallait cette fois-ci remettre les pendules à l'heure.