Un nouveau chapitre s'ajoute à l'histoire de la Pologne, ce God's playground, pour reprendre l'expression de l'historien britannique Norman Davies.

La tragédie est un test pour le fonctionnement des institutions démocratiques jeunes de 20 ans. Et elles fonctionnent. Malgré le choc et la perte d'une dizaine de hauts fonctionnaires de l'État, l'instabilité politique ne semble pas être un enjeu. La passation des pouvoirs par intérim se fait en accord avec la Constitution.

C'est le président de Sejm (Diète), Bronislaw Komorowski, qui assume le rôle avec tous les pouvoirs dont est investi le chef de l'État polonais, à l'exception du droit de dissoudre le Parlement. Ses pouvoirs sont toutefois limités, même si le droit de veto a été largement utilisé par le président Kaczynski (du parti Droit et Justice, PiS) qui s'opposait aux politiques proposées par le gouvernement, formé par le premier ministre Tusk du parti concurrentiel (Plateforme civique, PO).

Il est peu probable que M. Komorowski use de ses droits constitutionnels, et ce pour plusieurs raisons: il est membre du PO, ce n'est donc pas une situation de «cohabitation»; vu que les structures semblent fonctionner assurant la gouvernabilité temporaire, il serait politiquement correct et plus légitime de laisser les nominations de hauts fonctionnaires au prochain président élu; M. Komorowski est candidat du PO à la présidence.

Les élections présidentielles étaient prévues pour octobre 2010. Dans les circonstances et selon les dispositions de la Constitution, elles seront devancées à la fin juin. Parmi les personnes décédées, il y avait le candidat à la présidence du parti de gauche ainsi que le candidat pressenti du PiS, le président Kaczynski lui-même. Le déclenchement de la campagne électorale est imminent. PO a un avantage: en attendant leur candidat occupe le poste, alors que PiS doit encore désigner le successeur. Jaroslaw Kaczynski, le frère jumeau du feu président? Peut-être. Chose certaine, la campagne aura une allure bien distincte de ce qu'on voit à l'habitude. La mémoire des victimes de la tragédie de Katyn 2, comme on la nomme, imposera probablement une culture nouvelle d'échanges moins crus à l'égard des candidats en compétition.

Il est difficile de prévoir le vote des Polonais. Par compassion, dans un élan de solidarité à l'endroit du président Kaczynski, on élira peut-être le candidat de son parti. Mais à l'inverse, la perspective d'une gouvernance sans impasse, au moins jusqu'aux prochaines élections parlementaires, où le président s'accorde avec les décisions du gouvernement, peut être alléchante pour les citoyens, témoins de disputes intra-exécutives continuelles. On votera alors pour M. Komorowski.

Intérêts polonais et russes ne vont pas de pair

Le spécialiste de la région, Richard Pipes, soutenait dans une entrevue que le fait que l'écrasement ait eu lieu en Russie rendra les relations polono-russes encore plus hostiles. Même s'il n'y a pas de preuves matérielles, la psychologie humaine blâmera les Russes pour la tragédie.

Il est étonnant de constater le manque de telles analyses dans les médias polonais, à ce jour. Au contraire. La réaction décisive de Poutine, la projection du film d'Andrzej Wajda Katyn sur la première chaîne de télévision russe dimanche soir et les témoignages de compassion venant de la population russe, sont très bien reçus. Mais une fois le choc passé, nous verrons naître peut-être diverses théories de complot impliquant les services secrets russes.

Chose certaine, la politique reprendra sous peu et même si les signes de réconciliation resteront gravés dans la mémoire des gens, il reste que les intérêts russes et polonais ne vont pas de pair.

D'une part, les Polonais appuient fortement l'entrée de la Géorgie et de l'Ukraine à l'OTAN et l'absence d'un des plus fervents militants de cette option, le président Kaczynski, ne changera pas cette politique «anti-russe».

D'autre part, la construction de pipelines Russie-Allemagne sous la mer Baltique, en contournant la Pologne et les pays baltes, est interprétée comme le deuxième pacte Ribbentrop-Molotov. La Russie pourra faire pression sur ses anciens satellites, notamment en coupant le gaz, sans pour autant affecter l'Europe occidentale. Les analyses, présentées par les pays scandinaves, les pays baltes et la Pologne, montrant les dangers du projet Nord Stream pour l'environnement ainsi que montrant les coûts plus élevés de construction de pipelines sous l'eau au lieu de voies terrestres, n'ont pas réussi à détourner le projet. Les relations entre la Pologne et la Russie (et l'Allemagne) s'en trouvent affectées.

Les disputes politiques, nonobstant, le choc et l'expérience collective de deuil national unit la société polonaise. Mais la politique et les conflits autour des intérêts divers reprendront sa place. C'est après tout d'une démocratie qu'on parle.