Il m'arrive d'avoir de grands décalages d'actualité. Comme cette histoire qui m'est parvenue de loin sur cette belle chanteuse qui n'a pas voulu se « chicksser » conformément aux volontés urbaines pour un gala de remise de prix. Peut-on SVP nommer la faute ? De quoi s'agit-il ? Une loi sur les robes ? Pas assez de souffrances de coiffure, de maquillage, de talons ?

Tel un réflexe syndical, certains y ont vu une offense. Peut-être sommes-nous mal à l'aise avec l'idée qu'une femme puisse être géniale sans être une princesse ? Je comprends beaucoup les codes de beauté, surtout ceux des villes. Je comprends aussi beaucoup le besoin de magnifier le quotidien en voulant être belle et beau, pour exister un peu plus. Mais pas au détriment du jugement. 

Surtout celui des femmes, surtout pour toutes les femmes et tous les hommes qui se battent pour dire aux jeunes filles qu'elles sont aussi belles quand elles font leurs devoirs au retour de l'école, quand elles font du sport et au réveil tous les matins. Suis aussi un peu écoeuré de voir des femmes rouler des yeux et quand même sourire de sacrifice en disant combien c'est difficile, être belle pour une soirée. Pour satisfaire aux modes. Se sont forcées. Faire comme dans les autres beaux pays glamour.

Mon décalage a ceci de bon : je sais ce qui est arrivé. Le problème, c'est qu'elle a gagné. M'est avis qu'on devrait plutôt avoir des galas sur l'éthique et la concordance des discours.

Le rat des champs a peur de la ville. C'est pourtant la même génétique. Et le rat des villes a peur des champs.

Il y a quelques jours, j'étais à La Nouvelle-Orléans, Disneyland des Noirs d'Amérique. Qui n'a plus de français qu'un quartier touristique qui s'appelle aussi French Quarter District, que les Blancs de la classe white trash envahissent pour boire au-delà des limites légales et biologiques. On raconte aux touristes, avec trop de folklore pour être vrai, le passé colonial du coton, de la canne à sucre et du bourbon. Les cartes postales ne cadrent jamais les horreurs. Le bourbon est là, partout, comme un aidant naturel. La Louisiane a aussi voté massivement pour Trump.

Dans une conversation d'urinoir, où j'étais aussi entraîné par le courage de l'alcool, j'ai demandé à mon voisin de pissoir : « Pourquoi la moitié des Américains ont voté pour le candidat républicain ? » L'homme, Aubrey de son nom, m'a regardé et a dit d'une voix grave et sans suite : « All the Americans voted for Trump. »

TOUS les Américains. J'ai trouvé ça beau. Aubrey est sorti des toilettes et est retourné veiller son Crab Boil. Un bouilli de crabes. Plat traditionnel qui consiste à faire bouillir, sur un brûleur au propane comme ceux des épluchettes de maïs, des patates, de l'ail, des champignons, des citrons et des blés d'Inde dans un bouillon aussi épicé que du fuel d'avion. Et j'oubliais, des crabes bleus aussi. Une tonne de crabes bleus. Pêchés dans le golfe du Mexique, sur les côtes de la Louisiane et de l'Alabama. Les crabes sont petits et nombreux. Ils sont bleus quand ils sont vivants, mais une fois plongés dans la marmite, ils virent rouges.

« This is what happened last week », a dit mon nouvel ami en prenant une autre gorgée de bourbon. Et il a ajouté : « De toute manière, il sera destitué ou quelqu'un va le tirer. » « Impeached or bleached », a-t-il dit en mimant une arme sur sa tempe. Il incarne déjà trop l'Amérique. Les rats ont peur des miroirs.

Peut-être sont-ils moins nombreux, mais cette fois, les rats des champs, même hésitants, l'ont emporté. En faisant valoir aux autres, ceux des villes, que des fois, les jours et les heures doivent l'emporter sur les mots et les soirées de robes longues.

Et soudainement dans l'histoire, les citoyens de deuxième et troisième ordre se sont mis à avoir une voix.

Pour toute la suite, on verra si un monde bâti sur l'industrialisation saura survivre à la fin d'une révolution (industrielle) et dans l'attente d'une autre (technologique) qui n'aura pas besoin d'autant d'humains. D'ici là, permettez-moi, monsieur de La Fontaine, d'inventer un troisième personnage à la fable : celui du rat qui n'a plus sa place.

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BONNE NUIT, M. COHEN

C'était il y a quelques années. Dans votre maison à Montréal. Vous aviez insisté pour qu'on se parle en français. Dans votre sous-sol. Une pièce. Une chaise, seule, au milieu. Sur le mur, épinglés, vos dessins. Plein de trous. Un gun à plomb. J'avais compris, impressionné et fasciné, cet immense espace de liberté. Tirer sur ses propres oeuvres. Métaphore de l'art et des hommes. Vous avez ouvert une porte que je n'avais jamais même osé imaginer.

Merci aussi d'avoir nommé avec tant de justesse et de fragilité nos failles et nos beautés. Et merci aussi d'avoir eu une si belle mort. Pleine d'humanité. Loin des spectacles.

Avant de refermer la porte, ce soir-là :  bonne nuit, Marc. Bonne nuit, M. Cohen.