Cette affaire qui s'est bien terminée avait mal commencé. Rappelons les données essentielles. Une sculpture de Pierre Ayot représentant une croix couchée sur son flanc devait être installée au pied du mont Royal, à proximité d'un couvent des Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph.

Craignant que ces dernières soient offusquées par la vue de ce symbole et regrettant qu'elles n'aient pas été consultées pour donner leur accord, le maire de Montréal a renversé la décision issue d'un processus décisionnel très démocratique, pour imposer un autre site.

Or, avant cette intervention du maire, il n'y avait aucune controverse, mais plutôt un consensus parmi les instances officielles (dont l'arrondissement du Plateau Mont-Royal, le Bureau d'art public de la Ville, le ministère de la Culture...). Invoquant le « vivre ensemble », le maire a souligné la nécessité de faire preuve de « délicatesse » et ménager la sensibilité des religieuses. Dans son esprit, cette préoccupation l'emportait sur la liberté d'un artiste d'exposer ses oeuvres dans l'espace public.

Cette affaire retient l'attention parce qu'elle pose une autre fois le conflit, toujours difficile à arbitrer, opposant deux valeurs fondamentales. Pourquoi M. Coderre avait-il tort d'imposer sa censure ?

D'abord, il ne s'agit pas d'une oeuvre voulant manifestement insulter, léser quelqu'un ou une communauté, portant un message de haine ou incitant à la violence.

Elle expose simplement une vision personnelle de la croix, équivalente à une opinion, un point de vue sur un très vieux symbole, largement diffusé, qui appartient désormais, en bonne partie tout au moins, à la culture commune. Comme toujours avec les oeuvres d'art, on peut y voir diverses significations.

En ce qui me concerne, et comme d'autres peut-être, j'ai vu dans cette croix effondrée une image très forte à la fois d'une impuissance et d'un désespoir devant les maux qui affectent la planète. En d'autres mots : un symbole puissant à la fois de la violence, du désarroi et de la tragédie des temps présents. Il donne à tous de quoi s'émouvoir et aussi de quoi réfléchir à ce qu'il advient des héritages qui ont si longtemps porté les sociétés d'Occident.

On ne voit pas en quoi cette émotion et cette réflexion seraient offensantes pour des membres du clergé qui devraient plutôt les accueillir positivement : projeter ces enjeux pour nourrir une prise de conscience n'est certes pas contraire à leur mission. L'heureux dénouement de l'affaire confirme du reste que les religieuses se sont rendues à cette vision des choses.

PAS UN DROIT FONDAMENTAL

Quoi qu'il en soit, le souci de ne pas heurter la sensibilité d'un groupe de citoyens relève des bonnes manières et d'un esprit de bonne entente ou d'harmonie. Il est certes louable, en particulier chez un gouvernant, mais contrairement à la liberté d'expression, il ne se qualifie pas au titre de droit fondamental. En fait, l'oeuvre aurait dû être installée au pied du mont Royal même si les intéressées avaient maintenu leur opposition.

Il est vrai que les critères permettant de trancher entre deux droits fondamentaux en concurrence ne sont pas aussi clairs qu'on le souhaiterait.

Ici toutefois, l'affaire est simple : il y a opposition entre un droit fondamental (la liberté d'expression) et ce qu'on pourrait appeler les bons usages.

La triple leçon à retirer de tout cela, c'est que le pluralisme a ses limites. C'est aussi que ses exigences peuvent être mal comprises. Une société démocratique qui prône le choc des idées admet forcément le heurt des sensibilités. Enfin, le maire a ignoré le malaise qui imprègne toujours le rapport au clergé dans notre société, un clergé qui n'a pas toujours été un ami de la liberté.