Madame la Ministre de la Justice,

Mardi dernier, La Presse nous a appris votre intention de revoir les dispositions du Code civil en matière de maternité de substitution. Introduite en 1994, la règle selon laquelle les conventions de gestation ou de procréation pour le compte d'autrui sont nulles de nullité absolue serait devenue obsolète. Étant donné l'évolution des valeurs et des moeurs que le Québec a connue ces dernières années, il conviendrait aujourd'hui d'en remettre en question le bien-fondé.

Votre décision n'est sans doute pas étrangère aux récents jugements des tribunaux qui, avec raison, ont dénoncé le peu d'empressement du gouvernement à encadrer le recours aux mères porteuses au moyen de règles claires susceptibles d'assurer la protection des parties vulnérables, notamment l'enfant dont les droits doivent être préservés sans égard aux circonstances de sa naissance.

Étonnamment, seul cet enjeu du droit de la famille semble vous interpeller, les autres ne figurant visiblement pas à l'agenda gouvernemental.

Aussi important soit-il, le sujet n'est pourtant pas le seul qui mérite que l'on s'y intéresse sans délai. Au-delà des questions de procréation assistée, vous n'êtes pas sans savoir, Madame la Ministre, que le droit de la famille dans son ensemble est devenu anachronique.

Établis au début des années 80, les fondements sur lesquels reposent les règles actuelles ne soutiennent pas les nouvelles réalités familiales. Entre autres décalages, le mariage constitue encore et toujours le critère d'assujettissement aux règles censées faire écho à l'interdépendance économique que peut générer la vie familiale, alors qu'il serait aujourd'hui plus logique d'en articuler l'application à partir de l'enfant issu de l'union, quelle qu'en soit la forme juridique.

FILIATION

Les règles de filiation par le sang comportent également leurs lots d'anachronismes. Songeons simplement à la présomption de paternité, dont le champ d'application se limite à l'enfant issu du mariage, les enfants de l'union de fait, pourtant majoritaires au Québec, en étant exclus. Et que dire du statut juridique des beaux-parents ? Bien qu'ils puissent constituer des acteurs importants dans la vie de l'enfant, le droit de la famille les ignore en les considérant comme de purs étrangers.

En juin 2015, après deux ans de travail intense, le Comité consultatif sur le droit de la famille que j'ai eu le privilège de présider vous a remis son rapport contenant 82 recommandations. Les 10 membres experts du Comité ont beaucoup insisté sur l'importance d'aborder le processus de réforme du droit de la famille de manière globale afin de lui redonner la cohérence perdue au fil des modifications législatives intervenues ces dernières décennies.

Dans ce domaine plus qu'en toute autre matière, tous les enjeux sont interreliés. L'exemple de la maternité de substitution suffira à vous en convaincre. Comment établir un cadre juridique en la matière sans s'interroger plus généralement sur les fondements de la filiation et de la parenté ? Comment aborder le droit de l'enfant né d'une mère porteuse de connaître ses origines sans également examiner la question à l'égard des enfants issus d'un autre type de procréation assistée, voire des enfants adoptés ?

Comment réfléchir à la maternité de substitution sans aussi s'interroger sur la parentalité, sachant que les différents protagonistes au projet parental pourraient vouloir partager des responsabilités à l'égard de l'enfant, qu'il s'agisse d'un donneur ou d'une donneuse de gamètes ou d'une mère porteuse ? Et comment ne pas s'intéresser aux règles juridiques qui gouverneront les rapports économiques entre les parents de l'enfant, que ce soit durant leur vie commune ou à l'occasion de leur rupture, que ce dernier ait été conçu naturellement, au moyen d'une procréation assistée ou qu'il ait été adopté ? Voilà autant de questions qui permettent de visualiser les liens indissociables qui unissent des enjeux qui, à première vue, peuvent sembler indépendants les uns des autres.

À LA PIÈCE

Votre gouvernement s'apprêterait-il à répéter les erreurs du passé en légiférant à la pièce, sans ligne directrice, au risque de désarticuler davantage la mosaïque qu'est devenu le droit de la famille ? C'est ce qui semble malheureusement se profiler à l'horizon. Au cours des dernières années, certains États et provinces, comme la Colombie-Britannique, sont parvenus à réformer l'ensemble de leur droit de la famille au terme d'un seul chantier. Pourquoi le Québec ne pourrait-il pas en faire autant ?

Les familles québécoises ne méritent-elles pas qu'on s'y intéresse véritablement en investissant tous les efforts et les ressources qui s'imposent ?

Manque-t-on ici à ce point d'envergure qu'il faille reculer chaque fois qu'un défi paraît imposant ? Manque-t-on à ce point de vision et de sensibilité qu'il faille chaque fois reléguer aux oubliettes les grandes réformes qui, bien que socialement nécessaires pour les familles et les enfants, ne cadrent pas avec les objectifs budgétaires du gouvernement ?

Plus de 30 ans après la dernière réforme du droit de la famille qu'a connue le Québec, munie d'un rapport de plus de 600 pages dont vous avez vous-même salué la « qualité exceptionnelle » et la « rigueur intellectuelle », vous avez aujourd'hui, madame la Ministre, la responsabilité sociale d'instaurer au profit des familles québécoises un droit capable de répondre à l'ensemble de ses aspirations.

Croire que les besoins familiaux s'articulent en vase clos et qu'il est possible de les aborder les uns isolément des autres constitue une grave erreur dont les femmes, les hommes et les enfants qui composent nos familles feront les frais.