Le 7 avril dernier, après des années de cris de détresse restés lettre morte et une dernière grève de la faim de 53 jours, Jean Brault, mon ami d'enfance, est finalement venu à bout du système. Un système qui lui refusera obstinément le droit à une tombée de rideau tant qu'il ne se sera pas infligé une cruelle autodestruction.

Jean, le colosse de notre groupe d'amis de jeunesse, a fait preuve d'une rage de vivre insatiable. Curieux, audacieux, voire parfois téméraire, il a mordu goulûment dans la vie. Adolescent de la fin des années 60, il avait soif d'explorer le monde nouveau, la liberté inédite et les expériences si caractéristiques à cette époque effervescente. Il passera du vélo à poignées Mustang et siège banane aux grosses cylindrées qu'il rinçait à fond la caisse. Des ballades des Beatles jouées dans le sous-sol familial avec micros en papier d'aluminium et batteries en carton aux spectacles post-Woodstock. Jean fonçait à tombeau ouvert sur l'autoroute d'une existence grisante.

Puis, en 1974, un caillot fou emboutit son cervelet. D'un seul coup, ses rêves se fracassent. Son sang se fige, sa vie se grippe. Grabataire et impotent, Jean ne connaîtra pas le frisson d'avoir 20 ans.

Pendant des années, cette force de la nature s'est débattue et a mené une lutte surhumaine dans l'espoir de se refaire une vie. Mais peu à peu, les diktats et l'inflexibilité absurde des administrations médicale et gouvernementale ne lui laissent d'autres avenues que d'entreprendre une première grève de la faim. « Je suis comme un animal piégé qui se gruge la patte pour échapper à ses bourreaux. » L'idée de voir les brides de sa destinée lui glisser des mains l'insupporte. Son instinct de survie s'étiole. « Éros ne m'habite plus. Thanatos est devenu mon phare », m'écrit-il en 2012 en me demandant si j'accepterais de l'accompagner en Suisse pour « faire partie de [son] ultime projet », soit de se délester pour de bon de son corps à la dérive.

Je n'ai pas pu refuser l'ultime volonté d'un vieil ami éminemment lucide et déterminé. Hélas, un psychiatre qui lui avait accordé l'attestation de santé mentale indispensable pour entreprendre son dernier voyage se ravise.

Jean explose. « Jamais je n'aurais cru terminer ma vie aux mains de despotes bienheureux dont les motivations profondes sont guidées par une idéologie totalitaire d'uniformisation et de gestion des sans-voix. Ces gestionnaires et bureaucrates dépourvus d'humanité nous manipulent comme un produit dont les coûts de gestion ne doivent pas dépasser les revenus en subventions. »

Son indignation et sa sourde colère seront telles à l'égard de cette « société qui exploite les individus jusque dans le néant » que dans son testament biologique, Jean refuse de donner ne serait-ce qu'une cellule de son corps à la science. Tout comme il s'oppose à toute publicité, cérémonie religieuse ou civile. En bon athée qu'il a toujours été, il ne veut ni enterrement ni ritualisation ou conservation de ses cendres. « Elles devront être contenues dans le plus simple, le plus modeste, le moins coûteux des contenants, genre pot de café, puis dispersées au vent ou jetées dans l'eau, mon élément préféré. » Il interdit même qu'un « éloge au mort » soit prononcé avant ou après sa dématérialisation.

Rassure-toi, Jean. Il ne s'agit aucunement d'un éloge au mort. Je me fais simplement l'écho de ta critique aux vivants qui ont pourri de façon si absurde et inhumaine ta vie aussi bien que ta mort.