La nomination récente de François Blais au poste de ministre de l'Emploi et de la Solidarité sociale était accompagnée d'un mandat d'instaurer un revenu minimum garanti (RMG) au Québec.

Rappelons que François Blais a consacré une partie importante de sa carrière universitaire à étudier et à défendre un modèle particulier de RMG qui serait universel, c'est-à-dire versé à chaque femme, homme et enfant, de leur naissance à leur décès, quel que soit leur niveau de revenu et sans aucune condition de participation au marché du travail. À terme, cette mesure remplacerait la panoplie de programmes actuels de sécurité du revenu.

Ce fait nouveau constitue une belle occasion de réfléchir sur la pertinence d'introduire une telle mesure, laquelle est d'ailleurs reprise sous plusieurs appellations :  allocation universelle (AU), revenu de citoyenneté, revenu d'existence, revenu de base, RMG universel et inconditionnel. Dans cette courte contribution, nous aborderons un certain nombre d'éléments qui feront certainement l'objet de débats au cours des prochains mois.

LES OBSTACLES

Si le mode de fonctionnement de l'AU est d'une évidente simplicité, sa mise en application pose plusieurs difficultés. 

Une première concerne le coût de son financement et les réformes importantes qu'elle entraînerait, soit la suppression d'un très grand nombre de programmes existants et une réforme en profondeur de la fiscalité. 

Une deuxième difficulté concerne son acceptabilité politique, l'inconditionnalité de l'AU posant le problème des droits et des responsabilités des citoyens.

La société acceptera-t-elle de consentir à verser un revenu à chacun de ses membres, sans exigence d'une contrepartie quelconque ? 

Une troisième difficulté est l'impact macroéconomique de l'AU. Les programmes de sécurité du revenu actuels agissent comme stabilisateurs des cycles économiques. Le remplacement de ces programmes par l'AU mettrait fin à cet effet de régulation. Quelles en seraient les conséquences ? 

Une quatrième difficulté, et non la moindre, concerne la possibilité d'instaurer une telle mesure à l'intérieur d'une seule province, ou même d'un seul pays, dans un contexte où les économies sont de plus en plus interdépendantes.

LES EFFETS INCONNUS

Les effets d'une AU sur le comportement des individus sont difficiles à prévoir. Aura-t-elle un effet incitatif ou dissuasif sur la participation au marché du travail ? L'AU engendrera-t-elle des changements de comportement chez certains groupes sociaux, sur la participation des femmes au marché du travail et sur le parcours éducatif des jeunes, par exemple ? L'AU créera-t-elle une pression à la baisse sur les salaires en accordant une subvention déguisée aux employeurs ? Certains protagonistes de l'AU, comme François Blais, vont jusqu'à proposer la diminution et l'élimination graduelle du salaire minimum.

Au-delà des obstacles financiers et des effets inconnus, le débat sur l'allocation universelle nous offre une opportunité de réfléchir à plusieurs grands enjeux de société.

QUEL AVENIR POUR LE TRAVAIL RÉMUNÉRÉ ?

Le travail occupe-t-il une place trop importante dans nos vies ? La mise en place d'une AU accélérera-t-elle ou freinera-t-elle l'effritement de la société salariale ? Quelles seraient les conséquences sociales et économiques d'une dissociation complète entre travail et sécurité du revenu ? Est-il souhaitable de remplacer une citoyenneté soi-disant basée sur le droit au travail par une basée sur le droit au revenu ? En partant d'une société visant le plein emploi, allons-nous vers une société de pleine activité ? 

Pour certains, l'AU consacre la séparation de plus en plus grande entre l'emploi et le revenu et conforte ceux et celles qui évaluent que l'emploi ne constitue plus le principal mode d'intégration sociale et économique à la société. Pour d'autres, l'AU consacrera l'exclusion d'une partie de la population pour qui le travail demeurera encore longtemps le moyen privilégié d'intégration et de valoralisation des individus. L'AU encouragera-t-elle une plus grande participation à des activités autres que le travail ? Une AU, même de niveau décent, suffira-t-elle à éliminer la pauvreté et l'exclusion sociale ?

L'ÉTAT-PROVIDENCE EST-IL DÉPASSÉ ?

D'aucuns soutiennent que les modes de régulation de l'État-providence ne parviennent plus à résoudre les problèmes de chômage et d'exclusion. Doit-on fonder un nouveau contrat social sur de nouvelles formes de solidarité ? Les programmes actuels visant l'intégration par le travail semblent maintenir les exclus dans une « trappe du chômage ». L'AU serait-elle mieux adaptée aux nouvelles réalités sociales et économiques ? Si les programmes actuels ne remplissent pas bien leur mission, doit-on en faire table rase et les remplacer par une mesure unique, l'AU ? Ou doit-on plutôt adapter ces programmes aux nouvelles réalités du marché du travail que sont la précarité et l'insécurité en les rendant plus universels et accessibles (tout le contraire des réformes de l'assurance-emploi) ?

UN PROJET PROGRESSISTE OU RÉACTIONNAIRE ?

Aujourd'hui, comme hier, des projets d'AU sont proposés à droite et à gauche du spectre politique (de Milton Friedman à Michel Chartrand). Comment alors s'y retrouver ? L'on se doit d'abord d'examiner les objectifs recherchés par les protagonistes et les valeurs qui les inspirent. Mais les chemins de l'enfer sont pavés de bonnes intentions. C'est pourquoi nous devrons évaluer le réalisme du projet au regard des obstacles financiers, politiques et culturels et tenter d'en cerner le plus précisément possible les conséquences sociales, économiques et culturelles.